La question est dans tous les esprits sinon sur toutes les lèvres: la «révolution du jasmin» tunisienne risque-t-elle d'être confisquée par les islamistes?

La question est dans tous les esprits sinon sur toutes les lèvres: la «révolution du jasmin» tunisienne risque-t-elle d'être confisquée par les islamistes?

Même sous la botte d'une dictature cupide, la Tunisie était quand même le pays le plus progressiste du Maghreb et l'un des plus avancés du monde arabe : taux de scolarisation élevé, statut d'égalité pour les femmes, et, à défaut de pétrole, une économie diversifiée.

Les comparaisons sont toujours bancales, mais l'on ne peut s'empêcher de penser à l'Iran de 1979... en souhaitant que la révolte tunisienne ne connaisse pas le même dénouement.

L'Iran, lui aussi, vivait sous une dictature, celle du Shah Reza Pahlavi; mais aussi autoritaire fût-il, le régime avait fait de l'Iran une société moderne, instruite et séculière.

La rue a fait tomber la dynastie Pahlavi, mais contrairement à ce dont avaient rêvé les militants de gauche qui avaient réussi à avoir la tête du shah, le pouvoir allait très vite passer aux mains des  mollahs, sous la gouverne de leur chef revenu au pays, l'ayatollah Khomeiny. On sait ce qu'il advint ensuite de ce malheureux pays, enfermé depuis ce temps dans l'intégrisme absolu.

En Tunisie, les mollahs radicaux, que le régime Ben Ali avait impitoyablement traqués et écartés par l'exil ou la prison, s'apprêtent à rentrer au pays. Les prêches ne sont plus censurés. Voici comment un mollah revenu aux affaires terminait le sien la semaine dernière: «Nous ne devons pas nous écarter de la voie de Dieu ni chercher dans les poubelles de ceux qui se liguent contre l'Islam, les États-Unis, les Européens... Vous êtes l'armée de Dieu contre les mécréants.» On doit comprendre que les fonds de poubelles dont parlait le mollah sont les valeurs démocratiques.

Dans le même reportage du Monde, d'autres signes se manifestent d'une résurgence islamiste. Des manifestants en appellent à l'instauration d'un califat, qui placerait la Tunisie sous la tutelle cléricale. D'autres (dont on ignore s'ils représentent un courant important) réclament la charia, de même que le retour du hidjab dans l'administration publique...

Différence capitale avec le cas iranien, l'autorité morale de l'islamisme tunisien est incarnée par un modéré qui semble avoir peu d'affinités avec le leader charismatique et illuminé qu'était Khomeiny. En exil à Londres depuis 20 ans, Rached Ghannouchi, 70 ans, chef du parti Ennahda interdit sous Ben Ali, se dit partisan d'un islamisme à la turque.

Son modèle serait Recep Tayyip Erdogan, le premier ministre turc qui s'active à démolir, mais petit à petit, le régime rigoureusement laïc institué par Kemal Atta Turk après le démantèlement de l'Empire ottoman. Animé par l'ambition de faire de la Turquie le chef de file du monde musulman, M. Erdogan, ces derniers temps, a adopté des positions de plus en plus radicales.

Au minimum, l'arrivée au pouvoir d'Ennahda signifierait la fin du régime séculier en Tunisie et un certain recul pour les femmes, car les islamistes négocieront leur appui à tout gouvernement de coalition, et leur unique agenda est d'ordre religieux.

On ne sait trop quelle sorte de gouvernement de coalition émergera de l'atmosphère anarchique qui règne actuellement à Tunis. Il se pourrait que les islamistes constituent la seule force organisée, car l'opposition démocratique avait été atomisée sous les longs règnes de Bourguiba et de Ben Ali. Nombre de Tunisiens, parmi les leaders naturels du pays, ont refait leur vie en France, voire au Québec.

Dans quelque six mois, devraient avoir lieu des élections législatives et présidentielles. C'est alors que l'on pourra mesurer la force réelle des islamistes. Pour l'instant, la plupart des spécialistes de l'histoire tunisienne affichent un optimisme mesuré... Croisons-nous les doigts.