Les manifestants de la Place Tahrir ont autant de chances de réussir leur «seconde révolution» que les indignés de Occupy en avaient de renverser l'ordre capitaliste.

Des manifestations ou des occupations, aussi spectaculaires soient-elles, ne servent qu'à attirer l'attention des médias et à donner un retentissement international à une cause. Ce n'est pas un gain négligeable, bien sûr, mais cela n'assure aucunement la victoire des contestataires, comme on le voit en Syrie depuis des mois.

Le fait d'être sous la loupe de tous les médias du monde n'a nullement empêché les militaires qui gouvernent l'Égypte, en siphonnant au passage la moitié de sa richesse, d'accroître la répression. Alors que l'armée s'était abstenue de tirer sur la foule au printemps dernier, aujourd'hui elle asperge les militants de gaz toxique et de balles de caoutchouc en visant les yeux. Selon des médecins qui ont traité des blessés, elle a commencé à tirer à balles réelles.

Les militaires avaient montré patte blanche au printemps dernier. Pour satisfaire Tahrir et Obama (dont c'était l'unique et fort naïf objectif), ils se sont débarrassés de Moubarak - ce qui en fait, faisait leur affaire : les militaires en avaient assez du vieux dictateur qui voulait transmettre le pouvoir à son fils, un civil qui ne venait pas du sérail militaire. La «révolution» a servi de prétexte idéal à l'armée pour réaliser un coup d'État militaire en sourdine.

Mardi, une réunion cruciale a eu lieu au Caire, qui annonce les couleurs de l'avenir, et cette couleur-là n'a rien d'ensoleillé.

Dans une réunion boycottée par les partis libéraux et laïcs, les Frères musulmans, qui refusent de participer aux manifestations, se sont entendus avec le Conseil suprême des forces armées pour accélérer la transition vers un gouvernement «civil»: les élections législatives auront lieu comme prévu à partir du 28 novembre, mais l'élection présidentielle aura lieu en juin 2012 plutôt que l'année suivante.

Comme les Frères constituent la seule force politique organisée du pays, ce calendrier leur convient parfaitement. C'était prévisible dès le début, mais c'est de plus en plus évident: dans ce pacte entre l'armée et les Frères, les deux organisations se partageront le pouvoir. Aux militaires la direction de l'économie et le maintien de leurs privilèges, aux islamistes la direction des moeurs... Il suffira de placer à des postes-clés quelques cautions civiles pas trop barbues pour donner le change. Un militant libéral confiait mardi au New York Times qu'il craint un scénario à la saoudienne: un code moral strictement intégriste conjugué à un gouvernement dictatorial...

Le conseil militaire a un autre atout dans sa manche: l'arme référendaire. Dans son discours télévisé, le Général Tantaoui a déclaré que loin de s'accrocher au pouvoir, l'armée était «prête à y renoncer si tel est le voeu du peuple exprimé par un référendum».

Or, dans ce pays de 80 millions d'habitants dont une bonne partie est illettrée, un référendum pourrait fort bien confirmer le pouvoir de l'armée. Hisham Kassem, l'ancien président d'une organisation de droits humains, n'en doute aucunement, bien qu'il ait de la sympathie pour les manifestants. «Les gens de Tahrir ne représentent pas le peuple égyptien», a-t-il dit à Patrick Martin, le correspondant permanent du Globe and Mail au Proche-Orient. «Si l'armée tient un référendum», prédit-il, «elle le gagnera très facilement.»

Voilà une réalité qu'on a trop tendance à oublier, tant l'impact visuel de milliers d'indignés en colère est fort : une manifestation, aussi considérable soit-elle, n'est qu'un épiphénomène en l'absence d'organisations politiques assez fortes pour prendre le relais.