Les zélotes de la langue ne pourraient-ils pas choisir d'autres cibles que les plus humbles des immigrants? Ces temps-ci, ils ont les dépanneurs dans leur mire. Ensuite, ce sera quoi? Les femmes de ménage philippines?

Samedi, à l'invitation des « Jeunes patriotes du Québec », une trentaine de personnes ont manifesté devant le dépanneur De l'Église, à Verdun, après qu'un client se fut plaint de ne pas avoir été servi en français.

Dans la vidéo tournée par The Gazette (le seul journal à avoir rendu compte de l'événement), on les voit chanter le couplet de la Marseillaise qui débute par « Aux armes, citoyens! » en agitant le drapeau des Patriotes qui servit naguère d'emblème au FLQ.

Trente petits bourgeois contre un immigré installé dans un quartier ouvrier multiethnique. Joli spectacle.

Ce grave scandale (un dépanneur unilingue dans un quartier bourré de dépanneurs) a été exposé par Benoît Dutrizac, animateur-vedette de 98,5 FM, dont le fonds de commerce est la défense tous azimuts de la langue, à la suite de la plainte d'un client.

La réalisatrice de l'émission a appelé le dépanneur en ondes en se faisant passer pour une cliente. L'homme qui a répondu ne parlait qu'un anglais sommaire. Quand la réalisatrice lui a demandé pourquoi il ignorait le français, son interlocuteur s'est fâché et lui a dit d'aller se plaindre au gouvernement, tout en lâchant une bordée d'injures envers ceux qui boivent de la bière, fument des cigarettes et vivent sur le BS alors que lui, un immigrant, a une entreprise.

Notons bien que tout ce temps, la conversation était diffusée en ondes à l'insu de ce pauvre type, qui tout à coup s'est retrouvé dans le rôle de l'ennemi public numéro un, stigmatisé par l'animateur le plus populaire de la radio du midi.

Dutrizac a ensuite appelé l'Office de la langue française, qui a promis de faire enquête. Théoriquement, le dépanneur pourrait encourir une amende de 1500 à 20 000 $.

Ainsi donc, dans notre société où la délation est élevée au rang de vertu, un immigrant de fraîche date dont les enfants sont à l'école française et deviendront des citoyens bilingues ou trilingues, se trouve confronté en même temps à la toute-puissance de l'État, à la radio la plus influente de Montréal et à la vindicte populaire, avec le risque de perdre le petit commerce qui fait vivre sa famille.

Les dépanneurs, ou les « convenience stores », ailleurs en Amérique, sont la porte d'entrée des immigrants les plus pauvres, parce que l'investissement est relativement modeste et qu'ils disposent d'une main-d'oeuvre familiale. Partout, à New York comme à Montréal ou Vancouver, ils connaissent mal la langue du pays. Ils tirent le diable par la queue et n'ont pas le temps d'aller suivre des cours.

Qu'on s'en prenne aux vice-présidents de la Caisse et aux banquiers qui ignorent le français et ne se donnent pas la peine de l'apprendre, eux qui ont toute possibilité de le faire. Qu'on s'en prenne aux gros, pas aux petits!

Le fait qu'il y a 50 ans, les Canadiens français se sont fait manger la laine sur le dos n'est pas une excuse à l'intolérance. Passons l'éponge sur ces petits manquements qui, du reste, menacent beaucoup moins l'avenir du français que la langue en voie de créolisation qui est devenue le dialecte des gens branchés.

Une société civilisée ne s'attaque pas aux gens les plus vulnérables. C'est lâche, c'est mesquin, c'est aussi contre-productif, car si des cas du genre se multiplient, le Québec aura vite fait de s'attirer la réputation d'une petite société intolérante et xénophobe.