C'est «notre» Wajdi quand ça fait notre affaire (et qu'un Oscar est en jeu). C'est le Wajdi des «autres» quand il se fait trop encombrant et provocateur, en invitant un meurtrier, libéré de prison depuis trois ans, à chanter des choeurs sur scène.

C'est notre Wajdi, brillant metteur en scène et dramaturge «québécois», quand il est acclamé en ouverture du Festival d'Avignon, où il est l'invité d'honneur. C'est le Wajdi des autres, un Libanais vivant en France, quand on veut lui faire porter la responsabilité de tous les dérapages d'un débat auquel il n'a pas participé (à tort ou à raison).

C'est ce que je retiens entre autres des quelque 200 courriels, certains violents, que j'ai reçus depuis une semaine au sujet de «l'affaire» Cantat-Mouawad. Et ce que j'ai retenu de l'entrevue de Serge Denoncourt à Tout le monde en parle dimanche.

«Tu vires ma société québécoise à l'envers et tu te caches. Aie au moins l'audace de tes convictions», a lancé, en son absence, Denoncourt à Mouawad. Il a bien dit «MA société québécoise». Pas «LA» société québécoise, ni même «MA» société. «Ma société québécoise». Malgré les études au Conservatoire, malgré le théâtre de Quat'Sous, malgré toutes les pièces créées ici même, avec des personnages et des comédiens québécois.

Ce n'était pas un «ma» très inclusif, au sens où l'entend Pauline Marois. Je l'ai perçu, avec un malaise, comme un «ma» de maladresse, à ne pas confondre avec du racisme. Néanmoins un «ma» teinté de repli identitaire, paradoxal et ironique, venant d'un homme, intelligent et sensible, venu dénoncer l'ostracisme et l'exclusion dont sont victimes les populations roms d'Europe. L'Europe où Denoncourt vit lui-même plusieurs mois par année et où il connaît une carrière florissante.

«La langue m'a fourché, a reconnu hier Denoncourt, lorsque je lui ai parlé. Je n'étais pas préparé. Guy m'a un peu pris les culottes à terre avec cette question. J'ai eu un glissement de langue. Ce n'était pas du tout ma pensée. C'était une mauvaise formulation. Je voulais dire «LA» société québécoise ou «MA» société, de manière complètement inclusive. Il ne faut pas y voir la moindre xénophobie. Wajdi est un citoyen de ma société.»

Je comprends le malaise ressenti par Denoncourt à l'annonce de la participation de Bertrand Cantat au Cycle des femmes de Sophocle. Je peux comprendre qu'il ne puisse pardonner son crime au meurtrier, même s'il a purgé sa peine, et qu'il soit en désaccord avec la philosophie de Wajdi Mouawad.

Ce que je comprends moins bien, c'est qu'il laisse entendre que Mouawad a monté une pièce spécifiquement pour heurter les sensibilités des Québécois. Le Cycle des femmes n'est prévu qu'en mai 2012 au TNM, alors qu'il doit être présenté dans quelques mois à Avignon. En principe... (On en saura davantage dans quelques jours.)

Il y a certainement une volonté de susciter la réflexion, sinon le débat, dans le choix de Wajdi Mouawad d'inclure Bertrand Cantat dans la distribution de sa pièce. Ce choix n'est pas sans charge symbolique. Il est cohérent avec l'ensemble de l'oeuvre de l'homme de théâtre. La provocation, comme le pardon, fait partie de l'art de Mouawad. On s'en félicite quand ses pièces sont célébrées à l'étranger. On s'en désole quand elles heurtent notre morale.

«Wajdi Mouawad, ça fait 10 ans qu'il nous fait la leçon au Québec, puis tout le monde me dit que c'est un génie, a déclaré Serge Denoncourt dimanche, sur le ton péremptoire de la dérision. Ça fait 10 ans qu'il nous dit que nous, on comprend pas la guerre, qu'on comprend pas ceci, qu'on comprend pas cela. Mais des batteurs de femmes, mon petit gars, on comprend ça; on en a nous autres aussi. L'art est là pour poser des questions. Il faut arrêter de faire la leçon.»

Arrêter de faire la leçon. Joyeux paradoxe. C'est là qu'il y a à départager, comme me le dit souvent ma blonde, les guerres d'égo des véritables débats de société. Au rayon de l'égo, Serge Denoncourt, il le reconnaîtrait lui-même, ne donne pas sa place. Wajdi Mouawad non plus d'ailleurs. «C'est qui, Wajdi Mouawad? Est-ce que c'est le pape? Fais de l'art. De quoi tu te mêles?» a demandé Denoncourt, en invitant Mouawad à «mettre ses culottes». On n'invitera pas ces deux-là au même party.

Le dernier coup d'éclat de Wajdi Mouawad divise le milieu du théâtre, où il est loin de faire l'unanimité. On ne l'a pas senti le moindrement à Tout le monde en parle, transformé encore une fois - c'est de coutume - en tribunal populaire. Un tribunal populaire qui juge devant 1,5 million de téléspectateurs un accusé in absentia, à sept voix contre aucune... tout en reprochant à l'accusé d'être absent. Faut le faire. Heureusement qu'il y a du montage à la messe dominicale (oui, c'est de l'ironie).

Les absents ont toujours tort. Wajdi Mouawad aurait-il dû prendre la parole plus tôt? Sans doute. Je redoute désormais sa réplique. Car comme Denoncourt, il a une fâcheuse tendance à s'enflammer et à pontifier. Je crains que son procès probable des médias québécois ne se transforme en une critique acerbe de la société québécoise. Une société «monstrueusement en paix» (marque déposée), beaucoup moins consensuelle que ce que voudrait nous laisser croire la télé.