Il est arrivé seul. Il a pris un verre d'eau. En silence. Les cheveux en bataille, comme s'il s'était gratté la tête tout le matin, en réfléchissant à ce qu'il allait dire. Aux mots, à la manière, au ton.

Wajdi Mouawad a dévoilé, hier, la quatrième et dernière saison de son mandat à la tête du Théâtre français du Centre national des Arts d'Ottawa. Mais c'est sur le Cycle des femmes de Sophocle, naturellement, que toute l'attention s'est portée.

Le metteur en scène s'est tenu coi durant le débat qui a fait rage au Québec depuis l'annonce, il y a deux semaines, de la participation à cette trilogie de Bertrand Cantat, ex-chanteur de Noir Désir, condamné en Lituanie à huit ans de prison pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignant. Il s'est exprimé une première fois vendredi, à l'émission 24 heures en 60 minutes d'Anne-Marie Dussault, à RDI, puis dans une lettre à sa fille Aimée, publiée samedi dans Le Devoir.

Restait à savoir si le Cycle des femmes serait joué à Montréal et Ottawa, malgré l'interdiction de séjour au Canada de Bertrand Cantat. Il le sera, sans Cantat, mais de manière à «faire entendre, très clairement, à travers l'art, l'absence». Celle, bien sûr, du chanteur et compositeur, qui devait interpréter les choeurs.

Comment? Mouawad n'a pas voulu le préciser, le spectacle risquant fort d'évoluer d'ici un an, lorsqu'il sera présenté au Canada. «On ne pouvait pas faire comme si de rien n'était, dit-il de lui et de sa troupe, qui compte plusieurs Québécois dont Sylvie Drapeau. Ç'aurait été acquiescer à quelque chose qui nous heurte profondément. On a pensé ne pas venir. Mais le silence ne peut pas être une réponse pour le public.»

Répondre par l'art, pour souligner l'absence d'un artiste. J'aime bien cette idée. J'aurais aimé en savoir davantage. C'est pour cette raison que j'ai fait l'aller-retour à Ottawa hier. Malheureusement, je n'ai pu obtenir d'entretien privé avec le metteur en scène, qui a fait savoir il y a 15 jours, heurté par certains propos, qu'il ne parlerait à aucun journaliste de La Presse de cette affaire. Dont acte.

Wajdi Mouawad a un ton posé. Une sagesse dans le propos. Il ne parle pas de pardon mais de réconciliation possible avec Bertrand Cantat. «Personne n'est hors-la-loi dans cette histoire», rappelle-t-il. Ni ceux qui approuvent, ni ceux qui dénoncent.

Sous la voix douce, une colère gronde. Une colère sourde d'indignation contenue, que trahissaient hier ses mains, tout à coup tremblantes, lorsqu'il a évoqué l'engagement électoral du gouvernement conservateur à s'assurer que Bertrand Cantat ne puisse participer au Cycle des femmes en territoire canadien.

Cantat, interdit au pays pour une période de cinq à dix ans après avoir purgé sa peine, en raison de la sévérité de son crime, est théoriquement admissible à un permis de séjour temporaire pouvant être émis de manière exceptionnelle. Il a d'ailleurs séjourné à Québec il y a quelques semaines pour travailler avec Wajdi Mouawad.

Le gouvernement Harper a promis que, s'il était réélu, il n'y aurait aucune exception possible pour le chanteur.

«On s'est demandé s'il n'y avait pas là opportunisme politique, une instrumentalisation de l'affaire», dit le metteur en scène, en regrettant qu'un réel débat n'ait pu avoir lieu autour de l'affaire en raison de sa récupération par le politique.

Wajdi Mouawad n'a pas tort. L'opportunisme suintait dans les déclarations des dernières semaines de la plupart des politiciens. On comprend le dramaturge de vouloir répondre de manière artistique à une déclaration politique. Mais sa soudaine charge contre les conservateurs est paradoxale.

L'homme de théâtre insiste beaucoup sur l'importance de la justice et du respect de la loi... tout en reprochant à certains son application stricte. Faudrait-il faire une exception pour Bertrand Cantat? Ce serait donner raison, à mon sens, à tous ceux qui prétendent, à tort, que les artistes jouissent d'une forme d'immunité dans notre société.

M'est avis que Wajdi Mouawad, tentant sagement d'éviter une nouvelle flambée de passions, a trouvé un bouc émissaire de circonstance. Sauf que son argumentaire est court. Dans sa manière de détourner l'attention de questions fondamentales que suscite ce débat: sur la banalisation perçue par certains de la violence faite aux femmes, sur la symbolique, sur la censure, sur la réhabilitation, sur l'importance de l'art comme vecteur de réflexion et de réconciliation.

Mouawad a longuement réfléchi à ces questions. Il s'attendait à certaines réactions, même s'il ne pouvait prévoir le tollé qu'a provoqué son choix de mettre en scène, de façon pourtant discrète, son ami Bertrand Cantat, personnage tragique, dans un cycle théâtral sur la femme et sur «la chute du héros, qui contemple les désastres de sa propre vie».

Il y a une grande cohérence dans sa démarche, une logique implacable dans ses choix, d'un strict point de vue artistique. Cela, Mouawad le défend très bien. Il y a une différence fondamentale entre mettre en scène le «Bertrand Cantat Show» et confier à Bertrand Cantat un rôle effacé dans le choeur d'une tragédie grecque, parmi 13 autres personnages.

Wajdi Mouawad aurait dû, à mon sens, prendre la parole plus tôt. Même s'il dit, sagement toujours, ne pas avoir voulu «être en réaction, malgré les blessures, malgré la violence», et qu'il retient de la polémique qu'il faut «raconter plus». «Pas expliquer, pas justifier. Faire voir d'autres angles de vue.»

En effet. Et ne pas chercher de prétextes. Car il n'est pas question ici que de récupération politique. Il n'est pas question que de justice, ni de morale. Il est question d'art. De «l'art comme miroir de nos douleurs et de nos souffrances». Ce sont les paroles d'un sage.