Une ville dans une ville. Une ville du Far West moderne, de 80 000 habitants, fabriquée de toutes pièces et baignant dans un écran de poussière, près de l'autoroute Décarie.

Une ville dont le centre est occupé par une «araignée» géante et une scène à 360 degrés, offrant un point de vue pour le moins complet de la situation. Un stade construit spécifiquement pour l'occasion. Un dispositif scénique monumental, en forme de station spatiale. Le gigantisme en chair, en os et en pinces d'acier.

J'y étais hier. Un aveu: si ma patronne ne me l'avait pas demandé, je ne serais pas allé voir U2. J'ai vu les Irlandais à leur sommet, lors de la tournée Zoo TV de 1992, puis deux ou trois fois depuis (il y a six ans encore, pour la tournée Vertigo). Avec plaisir toujours. Mais je ne suis plus un fan du «plus grand groupe rock de la planète» (marque déposée) depuis plus de 20 ans. U2 n'a cessé de s'assagir et de se diluer à mon sens depuis le début des années 90, au point de ne plus rien conserver de ses racines post-punk.

Aussi, l'idée de couvrir le «plus grand spectacle rock au monde» (marque déposée) ne m'emballait guère, à la veille de mes vacances. Je préfère mes rockeurs quand ils ont faim, comme dirait mon ami J-C. Un rockeur qui rocke doit avoir faim. Manière de parler. Appelons ça une condition sine qua non du rock authentique.

Et je commençais à douter qu'un chanteur au mitan de la vie, avec une mauvaise teinture auburn - se prenant parfois pour l'un des leaders du monde libre et démocratique (soupir) -, puisse toujours porter en lui «le feu sacré» (The Unforgettable Fire).

Je ne dis pas que c'est incompatible, mais il y a certainement quelque chose de paradoxal à voir un groupe qui milite pour l'environnement, l'égalité sociale et la fin de la pauvreté en Afrique s'offrir une tournée coûtant un montant record, et astronomique. Un spectacle dans la boursouflure la plus assumée.

La question se pose: U2 est-il devenu l'équivalent pour ma génération des Rolling Stones pour celle de mes parents? Un cirque de la démesure traînant son chapiteau de ville en ville, en livrant ses vieux hits pour des fans nostalgiques?

Oui. Et non. Je n'ai pas vu grand monde de moins de 30 ans hier. Des gens dans la quarantaine en grande majorité. Des plus vieux aussi. Et de la nostalgie à très forte dose.

Mais aussitôt que U2 est apparu sur scène, au son de Space Oddity, devant 80 000 spectateurs conquis d'avance, le groupe a affiché une authenticité, une sincérité, un élan, qui ne se feignent pas. Bono, showman extraordinaire, ne triche pas. Sa bande a du réel plaisir sur scène. Et ce plaisir est - excusez le cliché - assez contagieux.

La nostalgie est une drogue dure. Du légendaire riff de guitare de The Edge sur I Will Follow, le premier hit, vieux de 30 ans, d'une énergie brute inégalée, jusqu'à Vertigo, en passant bien sûr par les chansons spleenesques de The Joshua Tree, des classiques de War et d'Achtung Baby, considéré par plusieurs comme l'album le plus abouti du groupe. Le concert a d'ailleurs été guidé par une majorité de titres de cet album phare de 1991.

J'ai une préférence toute personnelle pour celles, plus intimistes, de Joshua Tree, que j'ai écoutées jusqu'à plus soif au début de l'adolescence. Le frisson qui m'a parcouru en les redécouvrant (trop peu nombreuses) hier valait à lui seul que je me rende sur place, dans cette mer de bras levés au ciel.

S'il est vrai que U2 n'a jamais recréé sur disque la puissance candide de ses albums de la première décennie, sur scène, le groupe est toujours aussi vivant. Bono et son charisme de preacher américain un brin flagorneur (ses premières paroles adressées à la foule: Québécois! Québécois! et «Quelle belle gang!»), sa voix étonnamment bonifiée par le temps. The Edge toujours aussi incisif, signant le «son» U2. Adam Clayton et Larry Mullen liant la sauce.

Au rayon des rockeurs à grand déploiement, dont Montréal était hier le terrain de jeu idéal (temps parfait, vue sur l'Oratoire, une «araignée» à la hauteur de sa démesure), on ne trouve pas mieux. Nulle part.

Dans les estrades de l'Hippodrome, ça bougeait à un tel point que j'ai eu une pensée pour les ingénieurs. Pas ceux du son, qui était impeccable, mais de la structure sur laquelle mes pieds étaient posés. C'était du solide. Comme le reste.