Ron Carter, éditeur du journal communautaire South Street Journal, a quelque chose de l'acteur Morgan Freeman, 20 années en moins. Il est du South Side de Chicago et connaît personnellement Barack Obama, qu'il a croisé pour la première fois dans le studio d'une station de radio.

«C'est vraiment un chic type», dit-il, en hochant la tête, comme s'il voulait se convaincre lui-même. «J'ai même essayé deux fois de le pousser à se présenter à la mairie. Mais il m'avait répondu qu'il avait d'autres plans.»

 

«Mais président, c'est mieux que maire, non?

- Pour Bronzeville? Pas nécessairement.»

Son manteau sur le dos parce qu'on gèle dans son bureau - qui est au coeur de Bronzeville, le «Harlem de l'Illinois» -, Ron Carter veut bien me parler d'Obama, mais il commence par réchauffer du poulet frit à la sauce piquante.

«Vous aimez le soul food?

- Oui, j'aime bien. On n'en trouve pas vraiment chez nous.

- Quoi, il n'y a pas de soul food à Montréal? C'est quoi cette histoire? D'abord, vous me dites que votre journal est écrit en français, et maintenant vous me dites que vous n'avez pas de soul food?»

M. Carter continue de rire de moi tout en détaillant ses doléances au sujet de la transformation de Bronzeville. Quand j'ignore qui est tel conseiller ou tel obscur politicien, il s'esclaffe. Un peu plus et il me demande si je suis au courant pour Barabas dans la Passion.

En gros, finis-je par comprendre, ce «South Sider» craint l'embourgeoisement blanc de son quartier, de son univers, un processus déjà entamé mais auquel il associe maintenant les Obama, qui habitent Kenwood-Hyde Park, juste à côté.

«Pour le pays, cette élection est un excellent symbole», dit-il. Mais au plan local, il estime que Barack, Michelle et leur petite famille parfaite sont l'incarnation de l'embourgeoisement de sa communauté et, partant, de la transformation de son identité. Et ça, ça l'agace.

M. Carter n'est pas contre le développement économique de Bronzeville, d'Englewood (un autre ghetto) et de tous ces autres quartiers noirs qui forment le South Side. En fait, il a même présidé le dernier sommet «Black Wall Street» de Chicago et il veut encourager les entrepreneurs et commerçants noirs à s'installer ici.

Mais la démolition des anciens HLM en décrépitude et même des immeubles habités par des Noirs de classe moyenne, qui sont remplacés par des condominiums, l'inquiète, car il ne croit pas que ce sont des Noirs qui s'installeront dans les nouveaux logis.

Et même si tout cela est d'abord piloté par les Villes et par les promoteurs, les Obama participent à cette transformation, parce qu'ils montrent de cette partie du South Side - la plus proche du centre-ville, dont fait aussi partie leur quartier - une image au pire banalement accessible, au mieux carrément cool.

Une des grandes réussites de la campagne de Barack Obama a été sa capacité de convaincre les Noirs américains d'aller voter, ce qu'ils font peu d'habitude, tout en éveillant l'enthousiasme d'électeurs blancs qui se sont, en autres choses, identifiés à son style de vie de classe moyenne, à la fois attirant et réaliste.

Son mariage est solide, sa maison très confortable.

Sa femme est une avocate diplômée des grandes universités et une professionnelle qui veille sur les enfants du couple tout en menant une vie aisée. Hier, chez la designer Maria Pinto, on pouvait encore trouver la robe turquoise à 795$ qu'elle a portée à la convention démocrate...

Lui va au gym, conduit un VUS hybride et s'étonne du prix de la roquette (2,95$ pour un petit paquet) chez Whole Foods, chaîne de supermarchés spécialisés en produits bio et naturels.

En outre, même si Barack aime bien le soul food de MacArthur's, le couple fréquente aussi des restaurants plutôt chic, que ce soit le mexicain haut de gamme Topolobampo, où j'ai lunché jeudi pour 40$, ou l'italien Spiaggia, où j'ai soupé hier de lapin à la pancetta et de pâtes aux sardines pour 80$, en sautant un service, après avoir croisé plusieurs dames en manteaux de fourrure.

Bref, on est loin de la vie dans les projects.

On est dans une vie aisée, américaine, sans identité culturelle plus noire qu'une autre...

Et c'est cela, apparemment, qui n'a pas l'air d'enthousiasmer M. Carter.

En me parlant, il me montre une photo parue à la une de son journal. On y voit les panneaux publicitaires annonçant la reconstruction de Lake Meadows, un grand complexe immobilier de Bronzeville. Sur l'image, un jeune couple blanc sourit, à pleines dents, comme s'ils étaient dans une annonce d'eau de Javel.