«Les enfants, j'ai une question pour mon article...»

Ils venaient de rentrer de l'école et faisaient tout sauf leurs devoirs.

«Il y a combien d'enfants dont le français est la langue maternelle dans votre classe?»

- La langue quoi?

- Combien d'enfants nés dans des familles où ils ont appris le français en premier...

- Comment on est supposés savoir?

- Ok, combien il y a de Canadiens français dans votre classe?

Je croyais qu'avec cette expression, j'aurais un début d'idée de la composition socio-démographique du groupe, histoire de comparer tout ça avec cette recherche sur l'école publique montréalaise qui dit qu'il y a maintenant moins d'écoliers dont «la langue maternelle» est le français ou l'anglais que d'enfants dont la «langue maternelle» est, disons, l'arabe ou le farsi, bref, autre chose.

Combien de francophones? Pour eux, tous leurs amis sont francophones même si c'est une langue apprise à l'école. Après tout, ils parlent français quand ils jouent...

Donc j'ai lancé «Canadiens français».

- Tu demandes combien il y a de Français dans nos classes?

- Non, de Canadiens français...

- C'est ça, des Français qui habitent au Canada.

- Non, des gens qui parlent français et qui sont nés dans des familles où tout le monde parle français et a toujours parlé français...

Et puis, perdant patience : «Est-ce qu'il y a du monde avec des noms comme Bouchard ou Tremblay !»

- Ok, pas comme nous alors, m'ont-ils répondu...

J'avais oublié l'origine irlandaise de leur nom de famille.

«Qu'est-ce que tu veux savoir exactement, maman?» m'ont-ils demandé gentiment.

- Rien.

Honnêtement, je ne voyais aucunement l'intérêt de continuer cet échange absurde, de leur expliquer les nuances entre francophones, allophones, nés ici, pas nés ici, langue maternelle, langue parlée... À leur dire en quoi un Côté ou un Lortie est différent d'un Levy, Lopez, Bensimon, Mavrikakis... Pour les enfants, les copains ont des noms. Ordinaires ou drôles, mais juste des noms. Ils ne voient pas de liens avec les origines culturelles, ne trouvent aucune information pertinente les concernant lorsqu'on évoque le pays de naissance de l'un ou la langue parlée par les grands-parents d'un autre. À moins qu'il y ait un lien avec le soccer ou la cuisine.

«Maman, on peut en faire nous aussi du couscous...»

Tant que les copains savent parler français, là, dans la cour d'école, avec eux, qu'ils savent jouer au ballon chasseur et sont prêts à embarquer dans une partie de Rock Band sur la Wii...

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Est-ce politiquement correct de dire que pour nos enfants montréalais, aujourd'hui, maintenant, les différences culturelles et linguistiques ne comptent plus? Je ne crois pas. Je dirais plutôt simplement socialement évident.

Dans la métropole, le métissage tous azimuts amené notamment par l'immigration, la loi 101 et l'adoption internationale est en marche depuis longtemps, laissant dans son sillage des petites copines aux traits chinois ayant grandi à Rosemont, des joueurs de soccer blonds comme les blés, qui se font engueuler en croate par leurs parents, des voisins d'origine tchèque qui mangent de la tourtière avec du ketchup aux fruits. Même si on continue de poser la question dans les documents officiels, l'idée même de «langue maternelle» est un concept qui, de plus en plus, tient à un fil.

À quoi sert-il quand, quoi qu'il en soit, on passe son adolescence à écouter Occupation double et à lire Aurélie Laflamme?

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J'ai peur d'où on va aller, maintenant, avec ces chiffres sur le français langue maternelle sous un seuil historique à Montréal. Je sais que plusieurs voudront, à tout prix, qu'on s'en serve pour sonner l'alarme au sujet de la survie de la langue. Et que plusieurs s'en serviront pour revenir sur la très dure situation de nos écoles publiques, qui doivent veiller à la francisation de tous ces jeunes.

Sauf qu'insister sur l'étiolement de la place du français langue maternelle et appuyer ainsi sur un des boutons les plus sensibles de notre identité collective n'est pas la voie à emprunter si on veut avoir une réflexion à peu près zen sur ces questions.

Ce qu'il faut, c'est revenir sur le manque d'investissement général dans notre système scolaire, sur les résultats de la réforme, et, chose cruciale, sur la qualité du français enseigné. Ce qu'il faut, c'est parler de toutes les sortes de problèmes scolaires qui poussent, réellement, les enfants plus favorisés vers le privé. Et si le français nous tient tant à coeur, pourquoi ne pas se questionner aussi, en chemin, tant qu'à y être, sur les barrières à l'emploi pour les immigrants francophones?

À la place, on parlera de langue maternelle. Pourquoi? Pourquoi, avec ce mot, aller à la racine de différences culturelles que nos enfants, eux, ne voient pas?

Ils sont en train de nous montrer comment effacer ces distinctions et passer à autre chose. Suivons-les.