Quand j'étais petite et que les amygdalites aiguës lançaient des couteaux dans ma gorge et mes oreilles à la moindre déglutition, ma mère appelait oncle Arthur. Ce n'était pas vraiment mon oncle, ni même un grand-oncle, mais il y avait un lien familial assez fort pour qu'on puisse le déranger à toute heure afin d'avoir recours à ses services. Arthur était médecin.

Il arrivait chez nous avec sa petite valise de cuir noir, écrasait ma langue avec un outil de métal et m'enjoignait de dire «ahhhhhhh». 

«Bleu de méthylène», lançait-il alors à mes parents qui, d'un air découragé, devaient se résigner à sortir la pompe pour projeter dans ma bouche l'horrible liquide. Parfois, il prescrivait des comprimés noir et orange ou rouge et gris, avec ma mère, inquiète, en trame sonore... «Mononcle Arthur, va-t-on devoir lui faire enlever les amygdales?»

J'ai encore toute ma gorge, mais seulement quelques souvenirs de cette époque pré-carte soleil où la médecine était payante, inéquitable, élitiste. Où avoir un médecin dans la famille, même éloignée, était une chance dont on chérissait la valeur.

Je m'en souviens peu, mais suffisamment pour savoir qu'aujourd'hui, lorsqu'on a de la difficulté à se faire soigner, nos réflexes ne sont pas tellement différents d'autrefois, malgré l'ouverture et la gratuité fabuleuse de notre réseau de la santé.

«Tu pourrais parler de moi à ton pédiatre?»

«Tu connais un oncologue que je pourrais appeler?»

«Où as-tu trouvé ton médecin de famille? Penses-tu qu'il me prendrait?»

L'argent, que ce soit pour payer directement un médecin ou soudoyer les sbires du système, n'est pas la panacée. Toutefois, on s'échange des noms, on se recommande, on se met en lien. On cherche les parents, les connaissances... Et même entré dans le réseau, c'est ainsi que se lubrifie ensuite le cheminement des dossiers: par contacts.

Les pénuries de médecins de famille, comme celles décrites par ma collègue Sara Champagne, ne datent pas d'hier. Avant même que le gouvernement ne concocte l'idée de «franchise santé» énoncée dans le budget, la gratuité et l'ouverture du système québécois avaient créé, par la nature même du jeu de l'offre et de la demande (une offre nécessairement limitée pour une demande intrinsèquement illimitée), leurs propres réflexes modérateurs: l'engorgement, l'attente, les portes closes. Est-ce l'idée de devoir payer 25$ qui fait penser à deux fois avant d'aller voir le médecin ou la crainte de devoir attendre huit ou douze heures aux urgences?

Comment réglera-t-on la pénurie de généralistes dans la couronne nord? Peut-être en y envoyant plus de médecins, mais qui créeront ensuite plus loin un trou réel ou relatif. Mais ce qui nous laisse vraiment désemparés, c'est que pendant ce temps, là comme ailleurs, toutes sortes de gens s'en sortiront plus aisément grâce à des liens avec des personnes-clés capables d'ouvrir les portes du réseau.

Les apôtres de l'universalité des soins de santé ont d'excellentes raisons de craindre la privatisation. Mais la réalité est que cette universalité d'accès, au Québec, n'existe pas comme on l'aimerait.

Lorsque les cas médicaux sont graves, urgents, critiques, le système fonctionne la plupart du temps fort bien, voire très bien. Mais autrement, lorsqu'il faut traiter des petits bobos, prendre soin de problèmes chroniques, faire de la prévention, l'engorgement inévitable bloque les points d'entrée. Et cette congestion crée une situation où ce sont toutes sortes de réseaux parallèles, informels, personnels, ressemblant un peu à ceux d'autrefois, qui s'imposent comme unique façon de contourner l'embouteillage pour avoir accès à la médecine dans des délais raisonnables.