À chaque fois que j'emmène des gens découvrir ma ferme préférée, celle où j'achète des poulets qui ont gambadé dans la nature et des tomates ancestrales de toutes les couleurs, j'ai une petite crainte.

Car les réactions, ai-je constaté, sont très polarisées.

Il y a ceux qui adorent le concept et qui embarquent à fond, jubilant devant les petits pois violets et les épinards-fraises dont ils remplissent leurs paniers. Et il y a ceux qui n'adhèrent pas du tout, principalement à cause du prix. «Un bulbe d'ail à 2$ alors qu'on trouve des sacs entiers remplis de plusieurs bulbes pour 1$ au supermarché?» me demandent-ils, abasourdis, un peu choqués, une fois repartis.

J'ai beau leur dire que le vrai fond de la question, ce n'est pas pourquoi un bulbe québécois coûte 2$ mais plutôt comment des gousses chinoises peuvent bien pousser, être récoltées et se rendre jusqu'ici et coûter quand même une fraction du prix de l'ail local, ils restent sceptiques.

Cette attitude n'a rien d'extra-terrestre. En fait, elle est très répandue.

«Le consommateur moyen n'est pas prêt à investir davantage sur son alimentation», affirme le chercheur Sylvain Charlebois, vice-doyen à l'Université de Guelph, spécialiste des questions agroalimentaires et auteur de Pas dans mon assiette, dans l'entrevue accordée à mon collègue Hugo Fontaine (voir texte en page 2 de La Presse Affaires). En fait, ajoute-t-il, ce que les Québécois veulent, ce sont des produits sains et salubres, mais à bas prix.

Stéphane Jodoin, producteur agricole de Varennes, interviewé par Stéphanie Bérubé (voir texte en pages 2 et 3), va dans le même sens et doute de la réaction des consommateurs s'il décidait un jour de se convertir au bio dont s'est pourtant épris le marché. «Je ne suis pas certain, explique-t-il, que les gens trouveraient ça toujours aussi attrayant lorsqu'ils verraient que le prix de leurs aliments augmente de beaucoup.»

Le problème, c'est que le bio et le nature ne peuvent que coûter plus cher que l'industriel puisque ce sont les nouvelles techniques «modernes» de culture, tant honnies, combinées aux mesures de stabilisation des prix gouvernementales, qui permettent aux prix d'être bas.

Peut-on manger des aliments frais, pas industriels, pas OGM, naturels, voire biologiques, pour le même prix que les denrées produites à grande échelle avec des techniques qui minimisent les pertes et maximisent la productivité?

Pas vraiment, à moins d'exception.

Il faut être prêt à payer le salaire du fermier qui a attendu que ses carottes poussent sans leur tirer dessus. Il faut aussi être prêt à payer les frais de l'agriculteur qui fonctionne à toute petite échelle, pour permettre à ses poules d'être en liberté, sans avoir besoin d'antibiotiques.

La réalité agricole, bien décrite dans les textes de mes collègues, est limpide. Pour faire baisser les prix, il faut augmenter l'efficacité, et pour cela, il faut travailler sur de bons volumes - pas aussi spectaculaires qu'aux États-Unis toutefois - et utiliser des moyens industriels, tels que les engrais chimiques, herbicides, antibiotiques, moulées peu coûteuses à haut rendement, etc. Bref tous ces moyens que les consommateurs remettent de plus en plus en question.

Il y a peut-être, dans des marchés fermiers, quelque part, des gens qui mettent leurs produits en vente à des prix exagérés, façon Bougon, en prétextant que tout cela est «terroir». Mais la vaste réalité est plutôt que les prix des produits bio et naturels reflètent essentiellement une décision de ne pas faire baisser les prix par une productivité dopée.

Comme consommateurs, sommes-nous donc pratiquement condamnés à un choix entre une facture d'épicerie corsée ou alors une note plus raisonnable mais un panier rempli de produits industriels, avec viandes nourries aux antibiotiques, légumes cultivés aux pesticides et produits transformés gonflés au sirop de maïs?

Pas du tout. Il y a une troisième voie: manger moins, mais mieux.

A-t-on vraiment besoin de toute cette quantité? De ces paniers d'épicerie géants débordants de partout? Les grandes surfaces qui misent sur les bas prix pour attirer les consommateurs sont aussi celles qui les encouragent à faire des achats spontanés, pas nécessairement essentiels. Il serait intéressant de voir si une famille de classe moyenne est vraiment incapable de se nourrir bio-local-nature pendant une semaine en partant de son budget hebdomadaire consacré à l'hypermarché.

En outre, ne doit-on pas, quoi qu'il en soit, penser à diminuer la quantité de nourriture que l'on mange? On est tous trop gros, ne cessent de dire les statistiques. Mangeons moins. Et pourquoi ne pas changer notre façon de faire l'épicerie? Prendre, par exemple, le budget viande pour la semaine et s'en servir pour acheter de la viande naturelle, sans antibio, bien nourrie et blablabla. Il y en aura peut-être moins, en quantité, que si on cherche les paquets familiaux industriels de 36 burgers qui sont en spécial dans la circulaire. Mais on n'a alors qu'à préparer autre chose pour compléter le menu de la semaine: légumineuses, gratins, pâtes alimentaires...

Mis en valeur par sa rareté, le steak n'aura jamais été si bon.