Depuis Seattle en 1999, on est habitués.

À chaque grande rencontre internationale de leaders politiques, des militants antimondialisation organisent des marches et des manifs.

Joyeux cocktail d'anarchistes, d'écologistes et de militants de gauche qui tiennent à remettre en question haut et fort notre système capitaliste tel qu'on le connaît, ils convergent. Éparpillés sur la planète, ils se retrouvent grâce à leurs réseaux sur l'internet et unissent leurs voix, concrètement, sur le plancher des vaches, le temps d'un événement bien ciblé.

Leurs positions sont généralement extrêmes, sans nuance, hyper-idéologiques. Mais elles sont aussi, dans la plupart des cas, assez bien documentées, cohérentes et pertinentes pour forcer une réflexion. Pour nous obliger à cogiter sérieusement, pendant quelques instants, sur notre direction collective.

Bref, ces jeunes idéalistes jouent un rôle nécessaire.

Ils tirent le pendule pendant que, assis dans nos salons, nous les regardons à la télé.

Le problème, c'est que, parmi ces manifestants qui pourraient nous réciter The Corporation par coeur et qui ont lu l'oeuvre complète de Naomi Klein, il y a des casseurs. Des gens pour qui le rejet des structures politiques et économiques de la société passe par le bris de symboles, notamment les vitrines commerciales, incarnations ultimes de la consommation, et les voitures de police, emblèmes de l'ordre et de l'État.

En reportage il y a plusieurs années - juste avant le sommet des Amériques - dans un camp de formation pour manifestants organisé par la Ruckus Society, de Californie, on m'avait expliqué que, dans les manifs, ces briseurs n'étaient jamais officiellement sanctionnés par la majorité mais ne seraient jamais condamnés non plus par leurs pairs. L'anarchisme, pensée politique généralement embrassée par ces manifestants, c'est aussi cette acceptation sourde des «choix de mode d'action» des autres. Bref, on se refuse le droit de se trouver moralement supérieur quand vient le temps de choisir les moyens d'agir.

Le problème, c'est que cela crée souvent un flou entre les casseurs et ceux qui ne le sont pas. Et cela complique non seulement la tâche des policiers, mais rend aussi difficile l'aménagement de l'espace pour ces expressions politiques essentielles.

Cette année, en juin, quand est venu le temps de contenir les manifestations au sommet du G20 à Toronto, les policiers de Toronto ont été apparemment incapables de comprendre ces nuances nécessaires. Arrestations massives, dérapages des manifs, récits épiques et révoltants de détentions temporaires...

Quand même Dalton McGuinty, premier ministre de l'Ontario, qu'on ne peut pas vraiment accuser d'avoir des affinités politiques avec Jaggi Singh - vous savez, ce Montréalais, manifestant devant l'Éternel, qui est de toutes ces marches - désavoue publiquement le travail des policiers, c'est que quelque chose a dérapé.

Comment se fait-il que, maintenant, on ne profite pas du début des comparutions des 303 jeunes arrêtés pour faire un peu de ménage dans ce désordre et pour laisser tomber les accusations les moins justifiées?

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Hier, plusieurs jeunes accusés québécois se sont rendus à Toronto pour comparaître officiellement au palais de justice, qui était totalement débordé par cette arrivée massive de jeunes. Plusieurs sont repartis chez eux avec l'impression d'avoir fait le trajet pour rien, sans comprendre aujourd'hui plus qu'en juin ce qu'on leur reproche exactement.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que le fonctionnement de l'État dans toute cette affaire - des dépenses excessives du gouvernement Harper en matière de sécurité jusqu'aux excès des policiers sur le terrain - justifie toutes les critiques exprimées par les manifestants.

Si le but était de piquer les anars au vif, c'est réussi.

D'autant plus que, souvent, même leurs parents sont outrés. Et les appuient. On n'est plus en 1970, quand les pères de type Papa a raison s'énervaient devant les cheveux longs et cassaient spectaculairement les disques de musique subversive.

La génération qui manifeste contre la mondialisation est l'écho de la génération qui a marché pour le peace and love et contre la guerre, à la fin des années 60 et dans les années 70. Meilleur exemple, la mère de la gourou de l'altermondialisme, Naomi Klein (No Logo), a réalisé, au début des années 80, un des films féministes les plus marquants de l'ONF: C'est surtout pas de l'amour - un film sur la pornographie.

La dynamique n'a donc plus rien à voir avec jadis. L'affrontement n'est plus générationnel. Il est réellement politique et traverse les âges. Et évidemment, le pays au complet.

Depuis 1999, on est habitués. On a vu l'eau passer sous les ponts. Les manifs des grands sommets, on connaît. On a vu les Davos, on est allé à Québec, on a vu aussi Gênes et compagnie. Mais cette année, à Toronto, quelque chose a dérapé plus que d'habitude. Des deux côtés de la clôture.