À Manhattan, si vous avez un petit creux en sortant d'une boîte ou d'un concert, pas besoin de marcher longtemps pour trouver un vendeur ambulant de riz et de brochettes ou même de burritos mexicano-coréens ou de chocolat chaud à la cardamome.

À Montréal, oubliez ça.

S'acheter de quoi manger pour trois fois rien, sans façon, sur le trottoir, c'est bon pour Los Angeles ou Portland, mais pas pour nous.

Et si on peut attraper un espresso, une limonade ou un hamburger à un kiosque dans un parc de Stockholm ou de New York, à Montréal, c'est un concept extraterrestre. Et ne rêvez pas à l'explosion de la créativité culinaire de rue d'Austin ou Los Angeles.

Ici, on ne peut pratiquement pas trouver la moindre frite sans franchir un seuil et s'abriter sous un toit.

Toute la culture gastronomique en plein air qui remplit de vie les places et les artères de la plupart des grandes métropoles du monde entier est absente. Inexistante. Raison officielle?

En fait, il n'y en n'a pas vraiment de raison officielle. Juste un mélange de circonstances, d'héritage historique récent, de refus du changement, d'inertie municipale... Le mélange de facteurs classique qui ne bloque pas totalement l'évolution, mais qui l'engourdit, l'endort avant que toute transformation ait eu le temps de prendre la route.

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Tout récemment, je me suis retrouvée dans un événement privé, où les propriétaires d'un nouveau camion-cuisine sont arrivés vers 21 h pour servir à manger. La nourriture avait été payée à l'avance par les hôtes comme ils l'auraient fait pour un traiteur. Les cuisiniers se sont garés dans la rue car l'allée du garage était trop étroite pour leur fourgonnette. Ils ont ouvert leur fenêtre. Et ils ont commencé à servir dehors.

Tout le monde s'est mis à faire la file pour attendre son assiette. En rigolant.

C'était bon et amusant de manger sur le trottoir en ce début d'hiver.

Leur visite a été un franc succès.

Mais, en partant, les cuisiniers ont laissé tomber un soupir de soulagement. Malgré la légalité de l'opération, ils ont eu jusqu'à la dernière minute des craintes que quelque chose dérape. Que quelque part, on sorte d'un chapeau une raison pour les chasser, pour saisir le camion.

La cuisine de rue n'est pas seulement interdite à Montréal. Elle est terrifiée.

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Hier, dans le cadre d'un documentaire de RDI auquel j'ai participé - et qui sera diffusé l'été prochain dans le cadre de l'émission 109 animée par Mireille Deyglun -, j'ai rencontré le vice-président aux affaires gouvernementales de l'Association des restaurateurs du Québec (ARQ), François Meunier, pour lui parler de cette aberration. Sommes-nous en pleine prohibition?

L'ARQ est clairement un des principaux acteurs anticuisine de rue. Probablement le plus influent. (Pour vous donner une idée, quand j'ai demandé au porte-parole de Ville-Marie l'opinion de l'arrondissement sur la possibilité de permettre certains kiosques dans des parcs où il n'y a aucune offre alimentaire, il m'a dit qu'il fallait d'abord voir ce que les représentants des restaurants eux en pensaient.)

M. Meunier, de l'ARQ, m'a expliquée pourquoi son regroupement s'oppose à la cuisine de rue. Il est contre la nouvelle concurrence, m'a-t-il dit. Les restaurateurs estiment qu'il y a tout ce qu'il faut à Montréal pour manger. De la nouveauté? Pas nécessaire.

Cela dit, l'ARQ n'est pas totalement contre tout. Selon elle, tant qu'il s'agit de fêtes privées et qu'ils fonctionnent comme des traiteurs, les gens du camion en question ne devraient pas s'inquiéter.

De plus, l'ARQ n'est même pas contre des projets dans certaines zones où il n'y a aucune vente de nourriture actuellement, comme les parcs. Le Müvbox du Vieux-Port, qui ouvre l'été pour servir des pizzas au homard? Ça, ça va.

Et d'ailleurs, dès que j'ai posé la question au gérant du restaurant Patatipatata - le genre de vendeur de hamburgers pas chers dont on pourrait comprendre la réticence aux casse-croûtes de rue - il a formulé une réponse semblable.

«Un camion qui vend des frites en face de chez moi? Non. Mais un camion qui irait aux tams-tam au parc Jeanne-Mance? Pourquoi pas?» m'a répondu Benjamin Barker.

En fait, M. Barker voit même comment il pourrait lui-même partir avec une camionnette au nom de son resto pour vendre des frites ailleurs, sur la route. «Ça ne serait pas nécessairement une mauvaise idée...»

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Les modèles pour le développement de la cuisine de rue sont nombreux. Cela va du Shake Shack à New York, avec des hamburgers haut de gamme au coeur de Madison Square Park, aux vendeurs de dumplings nouveaux genres ou de plats traditionnels allemands dans les parkings de Portland. Car, dans cette ville de l'Oregon, les vendeurs ambulants ne bougent pas: ils se garent sur les pourtours des stationnements payants de façon à avoir accès aux trottoirs. La Ville leur aménage même des zones réservées dans les quartiers résidentiels sous-desservis par les restaurants.

À New York, les vendeurs de gâteaux ou de nouilles coréennes s'annoncent sur Twitter. À Toronto, ils ne vendent que des hot-dogs...

Partout, toutefois, les administrations locales ont mis sur pied des systèmes de permis et de surveillance de la salubrité. Et, dans la plupart de ces villes, non seulement on accepte la cuisine de rue, mais on trouve aussi des moyens pour l'encourager, en tirer parti. Ainsi, à Portland, ces vendeurs ont encouragé la revitalisation de certains quartiers. À New York, on a même décidé de délivrer des permis pour que des colporteurs aillent vendre fruits et légumes dans certaines zones délaissées.

Et Montréal?

Montréal, au lieu de faire une place à ces colporteurs de saveurs, elle leur dit non. Car même si elle passe son temps à se vanter de sa culture gastronomique si unique et si dynamique, ses restaurants et ses administrateurs sont apparemment incapables de faire face à l'idée que quelques chefs créatifs prennent un camion pour aller dans ses rues nous vendre des tacos ou des cup cakes.