Comme la piste cyclable du canal de Lachine n'est pas déneigée l'hiver - aberration -, je me perds souvent dans les rues de Griffintown en allant y courir le midi. C'est ainsi que récemment, en me rendant tout au bout de la rue William, vers l'ouest, je me suis retrouvée par hasard devant LE bâtiment industriel dont tout le monde parle actuellement dans le monde de l'art contemporain: un ancien atelier au plafond vertigineux dont on espère qu'il transformera Griffintown en petit Chelsea.

Comme mutation urbaine, avouez que l'idée est plutôt emballante.

À l'angle de la rue Canning, l'homme d'affaires et collectionneur Pierre Trahan est en effet en train de rénover cet immense bâtiment pour en faire un vaste lieu d'exposition, comme les galeristes l'ont fait dans les années 90 dans les anciens parkings de taxi de Chelsea, à New York.

À Montréal, cet espace servait plutôt jadis à la construction de bateaux, explique Dominique Toutant de la galerie Division - qui s'installe dans l'enceinte, avec celle de René Blouin, aux côtés de la collection personnelle de M. Trahan. Le voisin est un industriel qui transforme les déchets en pierres.

Si tout se passe comme prévu, on y verra à la mi-mai une exposition de l'artiste Allison Shulnick.

Le pari d'amener l'art dans ce lieu en retrait de la rue Notre-Dame Ouest n'est pas banal. Actuellement, le quartier des galeries est plutôt du côté du Mile End et évidemment dans l'immeuble Belgo, rue Sainte-Catherine Ouest, près de Bleury, et non loin du Musée d'art contemporain.

Toutefois, Griffintown est en pleine ébullition.

Et s'il y a un quartier de Montréal qui est en train de prendre des airs de Soho dans les années 80 ou de Williamsburg dans les années 2000, actuellement, c'est lui.

Bref, le buzz passe au Sud-Ouest.

Il est difficile de dire quand, exactement, la transformation a commencé. Il y en a qui croient que ce sont les travaux pour rendre le canal de Lachine navigable et la transformation en lofts des immeubles industriels aux abords de l'eau qui ont tout déclenché vers la fin des années 90. Puis la construction immobilière tout autour du marché Atwater qui a suivi.

L'ouverture de la vaste boutique Harricana, angle Atwater et Saint-Antoine, ainsi que celle de la galerie d'art Parisian Laundry, aussi rue Saint-Antoine, angle Bourget, a là encore été perçue comme l'établissement d'une nouvelle frontière de l'Ouest, au pied de Westmount et de la rue Greene.

Une autre des étincelles cruciales dans le démarrage d'une nouvelle étape de la mutation du quartier a certainement été l'ouverture en 2005 du restaurant Joe Beef, bateau amiral des chefs David McMillan et Fred Morin, rue Notre-Dame, à l'est d'Atwater.

«On s'est installés là parce qu'on voulait être le plus loin possible de Saint-Laurent», raconte Morin, copropriétaire avec McMillan et Alison Cunningham.

À cette époque, toute la zone commerciale autour du carrefour entre la Main et Sherbrooke était encore l'épicentre de l'action, remplie de restaurants où on aimait être vu. Morin et ses comparses voulaient être totalement ailleurs, de toutes sortes de façons.

Ils ont choisi cette rue Notre-Dame Ouest parce que ce n'était pas loin de leurs propres résidences et cette partie de Montréal était encore abordable, car boudée par les bourgeois bohèmes qui s'en tenaient aux abords du marché Atwater.

Six ans plus tard, leurs trois établissements - Joe Beef, Liverpool House et McKiernan - ont transformé le style de la rue et sont au coeur d'un quartier en ébullition rempli de nouvelles tables souvent créatives et allumées. Il y a par exemple le Jane, le café Griffintown, le Boucan, puis plus à l'ouest le Tuck Shop, le café Saint-Henri Microtorréfacteur. Les antiquaires ont aussi laissé de la place pour quelques boutiques de design comme Léo Victor.

Ce que Morin apprécie aujourd'hui de cette nouvelle configuration urbaine, c'est la mixité qu'elle permet. «On peut facilement voir des gens d'affaires bien habillés manger à côté d'un designer et d'un skateboarder, raconte-t-il. Personne ne se pose de questions.»

En fait, continue Morin, «je suis vraiment content de ce métissage».

Métissage culturel et linguistique, mais aussi économique et social. En fait, le quartier est un carrefour de nouveaux modes de vie urbains, avec la piste cyclable à deux pas, du café équitable jamais loin et des potagers urbains dans les cours.

«On sent une énergie dans laquelle on trouve qu'on s'insère vraiment bien», dit M. Toutant de la galerie Division.

Dommage, devant cette transformation issue de la communauté et arrimée à des besoins et des styles de vie contemporains, que le projet immobilier District Griffin, qui sera au coeur de ce quartier, n'ait pas la profondeur sociale, urbaine et environnementale que l'on attend d'un lotissement de cette envergure, surtout quand il est officiellement appuyé par la Ville.

On dirait en effet, en regardant les informations fournies par le promoteur, que plusieurs questions qui se doivent d'être posées en 2011- par exemple sur la consommation énergétique des bâtiments, la gestion des eaux ou l'empreinte environnementale de la construction - ont été oubliées. Ou alors, peut-être n'a-t-on pas jugé nécessaire d'en parler au public et aux médias? Lorsqu'on cherche dans la documentation s'il y aura de l'espace pour une garderie ou des potagers urbains, on découvre surtout qu'il y aura un spa, un gym et des «restaurants branchés»...

Bref, pendant que le nouvel espace d'art contemporain de Griffintown nous proposera des réflexions artistiques d'avant-garde sur l'humanité et la société, on aura sous le nez, à deux pas de là, un complexe immobilier d'arrière-garde. Griffintown méritait mieux.

Pour joindre notre chroniqueuse: marie-claude.lortie@lapresse.ca