«Ça existe depuis 1936?» demande Sinclair Philip, aubergiste et représentant principal du Canada au mouvement Slow Food, voué à la protection et à la promotion du patrimoine gastronomique mondial. «Ah que je n'aime pas ça quand on ferme les institutions. C'est la faute des critiques gastronomiques.»

- Quoi?

- Oui, vous ne vous intéressez qu'aux nouveaux restaurants. Les institutions, vous oubliez de nous en parler.

Philip, qui est propriétaire du Sooke Harbour House, en Colombie-Britannique, est en visite à Montréal. Il m'a demandé de lui conseiller de bonnes tables et s'informe sur les dernières nouveautés de la scène gastronomique locale. Évidemment, je ne peux m'empêcher de lui parler de la fermeture, le dimanche 17 avril, de la Rôtisserie Laurier, un pilier de la restauration de la métropole.

Même s'il connaît déjà bien les restaurants montréalais, il n'y est jamais allé. Mais par principe, l'idée de fermer un établissement ouvert depuis 75 ans l'agace.

«Pourquoi on fait ça, pourquoi...»

Bonne question.

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À Montréal, nombreux sont les gens qui posent la même question. Autour de moi, les habitués m'écrivent, m'appellent, me le demandent de vive voix. «Pourquoi?»

Je ne sais pas quoi leur répondre car je ne comprends pas exactement ce que les nouveaux propriétaires veulent faire avec ce restaurant qui a traversé le temps. «On prenait le tramway 80 et on s'arrêtait au Laurier avant de reprendre le 29», me raconte ma mère. Dans la salle, il pouvait y avoir autant le comédien Claude Michaud que le compositeur de musique classique André Prévost, que le politicien Claude Trudel, aujourd'hui maire de Verdun. «Quand on était ado, après les partys, tout le monde se retrouvait au Laurier», ajoute Claudette Dumas-Bergen, qui veille aujourd'hui sur les relations de presse des Relais et Châteaux et du Toqué! «Et quand je suis devenue mère, on y allait plus tôt et on y voyait les mêmes personnes, avec leurs enfants à eux.» Le Laurier était la cantine d'Outremont, mais aussi de Côte-des-Neiges, des francophones de Mont-Royal, de tous ceux fréquentant l'Université de Montréal. Étudiants, intellectuels, gens d'affaires, plombiers... Toutes sortes de Montréalais y allaient, laissant ego, âge et différences sociales à la porte.

L'ancien directeur du Devoir devenu ensuite homme politique, Claude Ryan, feu mon beau-père - un homme que d'aucuns pourraient décrire comme frugal -, ne fréquentait pas d'autre restaurant. Traverser la salle décorée de mille trophées de courses d'autos, de chasse et de pêche des anciens propriétaires, les Laporte, lui prenait un temps fou. Il connaissait tout le monde.

L'automne dernier, le Laurier a été vendu à plusieurs propriétaires, dont Marie-Christine Couture, qui m'a assuré lundi au téléphone qu'elle comprenait totalement et absolument la valeur patrimoniale du Laurier. «C'est plus que de la restauration, c'est un service social», m'a-t-elle affirmé, en essayant de me convaincre de ne pas être triste de la disparition de cet immense morceau de l'histoire de la restauration à Montréal. «On va continuer à garder l'esprit.»

Mme Couture n'a pas voulu me dire ce que deviendra le lieu. J'ai cru comprendre que ce sera encore un restaurant. Qu'il y aura encore du poulet. Et de la tarte au chocolat. Qu'on poursuivra cette mission de nourrir quatre générations à une même table, de servir autant des étudiants sans le sou que des millionnaires en week-end.

Mais alors, pourquoi changer la recette? Est-ce vraiment une bonne idée de relancer une institution en lui enlevant son identité première?

Et pourquoi avoir associé au projet le chef britannique Gordon Ramsay, qui n'a pas d'ancrage à Montréal et qui connaît surtout la restauration étoilée et la téléréalité?

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Depuis que la clientèle du Laurier a appris, l'automne dernier, que son restaurant serait transformé, les foules ont recommencé à affluer. «Le restaurant roule, c'est clair», m'a confié une serveuse, l'autre jour, en courant entre deux tables. Quelque 290 couverts par soir, m'a confirmé Mme Couture.

On dirait que ce n'est pas d'un lifting ni d'un chef-vedette que Le Laurier avait besoin, mais juste d'une bonne campagne de presse, qui s'est déclenchée malgré eux, avec l'ébruitement des rumeurs sur la transformation des lieux.

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Montréal n'a pas des tonnes de restaurants institutions, points d'ancrage immuables et réconfortants. Il y a L'Express où l'on est toujours certain de trouver de la bonne baguette et du beurre doux bien froid. Il y a le «smoked meat» chez Schwartz, les bagels de la rue Saint-Viateur, le gâteau aux carottes et les hamburgers joufflus de La Paryse...

Et puis il y a le Laurier, avec son poulet grillé et ses «mokas», quelque part entre le chic et parfait poisson du Milos et les décadentes poutines de La Banquise...

Évidemment, je vous entends: Le Laurier, ce n'est pas le Four Seasons à New York ni Le Grand Véfour au Palais- Royal à Paris. Le bâtiment n'a pas de valeur patrimoniale. Et c'est un lieu populaire.

Mais justement. C'est un morceau d'histoire qui a vu défiler des centaines de ces Montréalais, artistes, bâtisseurs, décideurs, travailleurs, qui ont construit le Québec des 75 dernières années. C'est un lieu où l'on peut emmener nos enfants en leur disant qu'on y est nous-mêmes allés enfant et que leurs grands-parents y allaient aussi...

Une ville a besoin d'institutions, de points de repère comme celui-là, vintage, authentiques, intacts. Pas juste de beaux restaurants tout neufs, dont on cherche l'âme, sous la déco.