Mardi midi, lendemain d'élections. Je suis dans un café en train d'attendre mon repas quand une dame s'approche de moi. Je ne la connais pas. Elle semble m'avoir reconnue. Elle me fait penser à quelqu'un.

«Je tenais à vous saluer», m'explique-t-elle. Voyant que je cherche où j'ai bien pu la rencontrer, elle continue: «Je m'appelle Nathalie Provost.»

Seconde de choc.

Je sais maintenant à qui elle me fait penser. Elle était à Poly le 6 décembre. Son histoire a grandement inspiré le personnage interprété par Karine Vanasse dans le film de Denis Villeneuve sur la tragédie.

Nathalie Provost est une survivante de la tuerie. Une de celles qui ont vu l'assassin et son arme à feu, de près.

Sa présence inattendue sur mon chemin, au lendemain de l'élection d'un gouvernement majoritaire conservateur, d'un premier ministre qui a promis qu'il lutterait contre le contrôle des armes à feu, a quelque chose de surréel. C'est le drame de Polytechnique, en 1989, qui a lancé au Canada les efforts pour resserrer la circulation des armes.

J'ai envie de baisser la tête. De lui dire à quel point je l'admire. De la remercier d'être si sereine, courageuse, de nous montrer qu'on peut bien survivre.

Au lieu de cela, je lui demande ce qu'elle pense des résultats électoraux. Elle fronce les sourcils. Fâchée.

«C'est écoeurant!

- Je peux vous citer?

- Oh oui! C'est épouvantable. Ils vont vouloir défaire tout ce qu'on a fait pour le contrôle des armes. Et ce ne sont pas les néo-démocrates qui vont monter au créneau pour les en empêcher.»

***

Suzanne Laplante-Edwards, qui a lancé un appel de dernière minute la semaine dernière pour exhorter les Canadiens à appuyer uniquement les candidats clairement pro-contrôle des armes, n'est guère de meilleure humeur.

«On se donne deux jours de déprime, mais après, on repart, lance-t-elle au bout du fil. On est encore là, on va se battre contre Stephen Harper. On ne va pas le laisser faire ça aux Canadiens.»

Mme Laplante-Edwards, dont la fille Anne-Marie a été assassinée à Polytechnique, se bat pour le contrôle des armes depuis la perte de son enfant.

À ses côtés, il y a son mari, Jim, mais aussi Heidi Ratjen, ancienne étudiante de Poly, présente dans l'école au moment du drame. Heidi est partie à Ottawa dès 1990 avec une pétition pour demander au gouvernement conservateur de l'époque de resserrer le contrôle. Et les idées de ces conservateurs-là, dit la jeune mère, n'avaient rien à voir avec l'idéologie pro-armes de ceux d'aujourd'hui.

Mardi, son ton au téléphone était sombre. «Je ne comprends pas que les Canadiens ne saisissent pas à quel point le contrôle des armes est un enjeu de sécurité publique, lance-t-elle. Je ne comprends pas qu'on élise un parti qui privilégie les droits individuels des propriétaires d'armes plutôt que la sécurité de toute une société.»

Minoritaires depuis en 2006 et jusqu'à lundi, les conservateurs ont déjà essayé, en vain, au moyen d'un projet de loi privé, de démanteler le registre des armes d'épaule, un des éléments de l'ensemble des mesures existant au Canada pour limiter la circulation et l'utilisation des armes à feu. En campagne électorale, ils ont promis qu'ils le feraient enfin.

La promesse a été bien accueillie par les anti-registre, qui trouvent l'exigence trop contraignante et crient au prix. Trop cher, trop cher!

Pourtant, l'administration de ce registre utilisé par la police - il a été fort utile, par exemple, pour établir le profil du meurtrier de Dawson - coûte entre 2 et 4 millions par année. C'est une toute petite portion du budget annuel de 64 millions consacré au contrôle des armes (il y a aussi les enquêtes sur les acheteurs d'armes, la délivrance des permis, etc.) Actuellement, l'inscription au registre est une formalité qui se fait au moment de l'achat.

Heidi Ratjen craint que les conservateurs aillent plus loin que l'abolition du registre maintenant qu'ils sont majoritaires. Même minoritaires, ils ont démontré leur dédain pour le contrôle des armes. L'amnistie pour l'enregistrement des fusils d'épaule, qui devait durer un an et permettre aux retardataires de se conformer à la loi, est renouvelée chaque année. Les listes d'armes prohibées ne sont pas bien mises à jour.

Allez voir sur l'internet ce qu'est une Robinson Arms XCR 6.8. Que peut-on bien vouloir faire avec une telle arme? Est-ce normal que ça ne soit pas totalement interdit? (À part pour l'armée...)

«Nous, ce qu'on voudrait, dit Mme Ratjen, c'est que toutes les armes à feu soient obligatoirement enregistrées. Et que celles qui sont conçues pour tuer des humains soient interdites au Canada.»

Point.

***

La semaine dernière, j'ai rencontré Hayder Kadhim, qui étudie en génie à Concordia. Blessé à Dawson, il a toujours des balles logées dans son cou, dont la douleur lui rappelle quotidiennement ce que peuvent faire les armes à feu.

J'ai rencontré aussi Jean-François Larrivée, le veuf de Maryse Laganière, tuée à Poly, qui n'a jamais refait sa vie après la tragédie. Il y avait Louise De Sousa aussi, mère d'Anastasia, morte à Dawson, qui nous a parlé de la chaise vide à table, à Pâques.

Tous ces gens ont peur de voir le contrôle des armes s'effriter. Le mal qu'un fusil peut faire, ils le connaissent trop. Que les tracas administratifs de certains propriétaires d'armes soient considérés comme plus importants que les pertes humaines et les tragédies comme la leur les heurte et les dépasse.

Demain, ils reprendront leur courage à deux mains. Il n'est pas question, dit Mme Laplante-Edwards, qu'après tous ces efforts, le Canada fasse un pas en arrière. Les statistiques sur les crimes avec arme à feu sont de leur côté.

«Il y en a qui veulent un Canada comme les États-Unis, dit-elle. Nous, un pays comme ça, on n'en veut pas.»