Quand j'étais adolescente, au siècle dernier, il y avait déjà beaucoup de filles de mon âge au régime et obsédées par leur poids. C'était comme ça.



On savait qu'il fallait être minces. Nos mères et nos grands-mères connaissaient d'ailleurs déjà tout des régimes amaigrissants. La préoccupation pour la taille et l'apparence corporelle en général était solidement installée. La maigreur Twiggy régnait, tout comme les tailles ultrafines du New Look de Dior deux décennies auparavant et les silhouettes filiformes des «flappers» dans les années folles.

Mais les gars et leurs pères semblaient, eux, à l'écart de toutes ces complications nutritionnelles.

Jamais on n'entendait les copains s'inquiéter de leur alimentation. Quand on sortait, ils mangeaient tout ce qu'ils voulaient pendant que nous, les filles, nous commandions de la salade. Ils faisaient du sport, mais n'allaient jamais au gym lever des poids, à part quelques exceptions. Il était acquis qu'ils «n'avaient pas à s'en faire avec ça», et nous, les filles, acceptions que la biologie soit ainsi. Bref, alors que Sainte-Justine diagnostiquait déjà les cas d'anorexie chez nos camarades féminines, les jeunes hommes, eux, jouaient au hockey ou au basket et mangeaient des frites, l'âme en paix.

Aujourd'hui, tout a changé. Mais vraiment pas pour le mieux.

Les filles et les femmes s'inquiètent toujours autant de calories et d'apparence et ont ajouté la chirurgie plastique à leur arsenal pour obtenir des corps supposément idéaux mais de plus en plus anormaux.

Et les hommes, eux, ont commencé à les suivre.

Les voilà dans les cours de spinning en train de brûler les calories. Les voici chez l'esthéticienne en train de se faire épiler. On leur offre des chocolats et ils les refusent en prononçant le mot «calories».

Même les garçons commencent de plus en plus jeunes à se soucier de leurs biceps, de leurs abdos et de leur tour de taille.

«Ils parlent santé et sport, mais en fait, ils pensent surtout à leur poids», explique Moss E. Norman, professeur adjoint à l'école de kinésiologie de l'Université du Manitoba.

Norman vient de publier dans la revue Men and Masculinities une étude réalisée auprès de 32 garçons âgés de 13 à 15 ans alors qu'il était chercheur à l'Université Concordia.

Ses longues entrevues avec les adolescents, de milieux socio-économiques différents, lui ont permis de constater, explique-t-il au bout du fil, que les garçons, contrairement aux filles, parlent peu de leurs préoccupations pour les apparences. Ils ne passent pas leur temps à admirer les corps ciselés des vedettes de télé plus ou moins trash pour rêver à voix haute de leur ressembler. En fait, ils sont assez critiques devant le concept d'aduler pour émuler, ce qui pourrait, en soi, sembler une bonne nouvelle, une preuve de discernement et d'équilibre. Surtout qu'ils dénoncent en chemin l'utilisation de stéroïdes et une présence obsessive au gym.

Le problème, poursuit Norman, c'est que cela n'est qu'une apparence de recul. En réalité, ils se préoccupent tout à fait de leur poids, de leurs muscles, de leur taille. Sauf qu'ils n'en parlent pas de façon transparente. Tout passe plutôt par le discours sur la santé, le sport...

«Les idéaux de beauté s'infiltrent dans leur vie, mais de façon différente», explique le chercheur. Alors que, chez les filles, ce discours est ouvert, chez les garçons, il est couvert. «Quand ils expriment leurs inquiétudes au sujet de leur taille ou de leur poids, ils disent que c'est à cause du sport qu'ils pratiquent.» Officiellement, on ne parle donc pas de minceur ou de quête d'une musculature solide et définie. Aller au gym pour soulever des haltères est plutôt une façon de devenir plus fort pour jouer au hockey, au football ou au tennis, peu importe. «Mais quand on discute longuement avec eux, ajoute Norman, on comprend qu'ils cherchent surtout à se construire des scénarios acceptables d'un point de vue masculin.»

Un des dangers qui découlent de cela, continue l'universitaire, est qu'on ne prenne pas assez au sérieux la fragilité émotionnelle des garçons vis-à-vis de leur apparence. «Il faut qu'on accroisse notre sensibilité à leur égard», dit-il. Si on met des gants pour parler ou plutôt ne pas parler aux jeunes filles de leur physique, pour ne pas les heurter, pourquoi n'en met-on pas pour les garçons? Rire du «petit gros» n'est pas drôle. Du «maigrichon» non plus.

Quand je lui ai demandé ce qu'il pensait des programmes de santé publique contre cette «épidémie d'obésité» dont on parle constamment, Norman a eu la même réaction que le Dr Jean Wilkins, un pédiatre de Sainte-Justine que j'ai souvent interviewé, qui travaille auprès des adolescents et adolescentes: «Il faut faire attention.» Parce que pendant que les autorités se préoccupent de phénomènes collectifs, les jeunes, eux, entendent des messages personnels. «Cela augmente des inquiétudes qu'ils ont déjà au sujet d'eux-mêmes», dit Norman. Le Dr Wilkins, lui, a carrément reçu à l'hôpital de jeunes garçons qui se faisaient vomir parce qu'ils se sentaient coupables de manger, alors qu'ils avaient tout simplement... faim.

Donc, aux pourcentages effarants de jeunes filles obsédées par leur image, il faut maintenant ajouter tous ces jeunes garçons qui n'aboutiront peut-être pas dans les pires statistiques sur les troubles alimentaires, mais pour qui l'excès de poids est devenu non seulement indésirable, mais pratiquement immoral, comme le dit la recherche du professeur Norman.

Est-ce vraiment là qu'on voulait être, en 2011?