«C'est horrible, mais on fait quoi?» «Ce qui s'est passé est terrible, mais je ne sais pas quoi penser...»

Voilà plusieurs jours que je me décompose en lisant les comptes rendus du procès Shafia, profondément ébranlée par la thèse et les éléments de preuve présentés par la poursuite selon lesquels un père, un fils et une mère complice, tous musulmans d'origine afghane, auraient assassiné une femme et trois filles pour cause de modernisme occidental intolérable. Plusieurs jours que je demande autour de moi ce qu'en pensent les autres. Plusieurs jours qu'on me fournit des réponses floues, mal à l'aise, inconfortables.

Ce qui est décrit depuis le début du procès, qui a lieu à Kingston, est trop horrible pour laisser quiconque indifférent. Mais la réalité exposée a des conséquences tellement troublantes, remet tellement en question nos attitudes devant la diversité religieuse, qu'on semble incapable de poursuivre la discussion.

L'idée qu'un crime aussi abominable puisse avoir été justifié dans la tête des présumés assassins par des concepts archaïques et profondément immoraux «d'honneur» liés à la religion fige plus qu'elle ne fouette. Pourtant, ce devrait être l'inverse.

Si la possibilité d'un assassinat pour des motifs religieux, si la mort de quatre femmes ne déclenchent pas d'interrogations, qu'est-ce qui le fera? Pourquoi n'y avait-il personne pour protéger ces femmes durant les semaines, les mois qui ont précédé l'événement? Comment agir pour que les domiciles familiaux ne deviennent pas un lieu de tous les dangers pour les fillettes? Où doit-on commencer à intervenir pour les défendre? Pour leur parler de leur droit de refuser la soumission? Quand va-t-on commencer à réellement réfléchir à la place que l'on accorde, au Québec et au Canada, aux idées inacceptables sur l'égalité et la moralité venues peut-être d'ailleurs, mais surtout d'époques obscures que l'on avait réussi à quitter?

Chaque fois que le sujet est lancé, on brandit le spectre du Québec intolérant, comme si remettre en question les orthodoxies religieuses était tout simplement une façon de refuser la différence.

Ce n'est pas totalement faux. Il existe bien des intolérants. Des êtres sectaires qui préféreront toujours le statu quo social, allergiques à la diversité. Et il est vrai aussi que plusieurs d'entre eux ont commencé à s'inquiéter d'égalité des sexes le jour où ils ont compris que le sexisme des religions pouvait être invoqué pour dissimuler leurs instincts réactionnaires.

Sauf que dans l'autre camp, il y a les hyper tolérants, des gens très ouverts, brillants sur mille autres sujets, qui refusent des questionnements nécessaires et surtout légitimes sur les dérives sexistes des religions.

Ces gens n'accueillent pas, par exemple, le discours de Djemila Benhabib, auteure d'origine algérienne issue de la religion musulmane qui s'inquiète publiquement par ses écrits -elle vient de publier Les soldats d'Allah à l'assaut de l'Occident- et sur les tribunes médiatiques de la place occupée ici par l'islam politique.

Parlez-leur du pape et de l'homophobie de l'Église catholique et ils vous applaudiront. Parlez-leur du débat sur les cellules souches et ils vous diront que George W. Bush a causé un tort considérable à la science. Parlez-leur d'avortement, de créationnisme et ils vous produiront un argumentaire magistral pour déboulonner l'obscurantisme.

Mais parlez-leur du sexisme au quotidien imposé par certains traditionalistes religieux et ils invoqueront l'importance de l'ouverture et vous entretiendront de liberté, de multiplicité et de tolérance, évidemment.Dans son dernier livre, Mme Benhabib a le courage de demander carrément une relecture du Coran et une modernisation de croyances religieuses fondamentales afin d'apporter à l'islam une modernité égalitaire nécessaire. Mme Benhabib n'a pas la prétention d'avoir réponse à tout. Mais ses interrogations vont loin et méritent d'être entendues.

Quand on a assez de largeur d'esprit pour se soucier de l'intégration de tous, on doit être conséquent et se préoccuper réellement de tous, en commençant par les femmes et leurs filles. Et celles qui posent des questions légitimes sur l'inégalité et ceux qui la défendent.

Avant les femmes de l'affaire Shafia, il y a eu Aqsa Parvez, 16 ans, assassinée par son frère et son père à Mississauga. Un meurtre commis par refus d'égalité et de modernisme, geste extrême pour imposer l'obéissance à la force masculine. C'est ce qu'on appelle aussi «crime d'honneur», même si les mots «lâcheté» ou «petitesse» seraient plus appropriés.

Deux dossiers différents. Mais deux dossiers de trop.

Comment faire pour que cela ne se reproduise plus?

Il n'y a pas de réponse simple à une telle interrogation. Tout ce que l'on sait, c'est qu'on ne veut pas d'une réponse pensée et exprimée par des courants de droite, car ils auront été les seuls à oser poser le débat de front.

Comme le dit très clairement Mme Benhabib, la gauche -si c'est ainsi qu'on choisit d'appeler ceux pour qui l'intégration et l'acceptation des immigrés sont des priorités non négociables- doit avoir le courage de se poser ces questions aussi. Sinon, on laisse la porte ouverte à tous les extrémismes, à toutes les intolérances. D'une part à ceux qui refusent l'Autre. Et d'autre part à ceux qui n'ont aucun inconfort à profiter de notre malaise pour imposer aux leurs des valeurs catégoriquement en conflit avec celles de leur société d'accueil.