«Pis? Gars? Fille?»

Dans le métro, chez des amis, avec des inconnues dans les toilettes d'un théâtre ou d'un centre commercial, au bureau, partout, la femme enceinte se fait poser cette question.

Impensable il y a 40 ans, avant les échographies et les amniocentèses, l'interrogation est aujourd'hui devenue un automatisme, une ouverture de conversation si familière qu'on pourrait aisément espérer la trouver dans un manuel sur l'art de la conversation en serbo-croate ou en portugais, quelque part entre «où est le supermarché le plus proche?» et «j'adore votre sac à main, l'avez-vous trouvé ici?».

Lait ou sucre dans votre café? Votre bébé, gars, fille?

Selon Rajendra Kale, médecin et auteur d'un éditorial dans le dernier numéro du journal de la Canadian Medical Association, cette question est devenue carrément trop banale.

Trop courante.

Trop souvent posée sans qu'on réalise à quel point elle peut avoir des répercussions dans certaines cultures où la différence entre un bébé garçon et un bébé fille est tout sauf banale.

«Les avortements de foetus féminins surviennent par millions en Inde et en Chine, mais aussi en Amérique du Nord, en nombre suffisant pour déséquilibrer le ratio hommes-femmes dans certains groupes ethniques, écrit le Dr Kale. Devrait-on passer sous silence ces avortements parce que c'est un petit problème limité à certains groupes ethniques? Non. On ne peut passer sous silence les petits nombres quand il est question de la forme la plus radicale de discrimination contre les femmes.»

Le médecin continue en expliquant qu'il n'y a qu'un seul moyen de régler ce problème: inciter les médecins à ne pas révéler avant 30 semaines de grossesse le sexe du bébé à venir, si cette information n'est pas pertinente d'un point de vue strictement médical. (Une telle information peut être importante dans le cas de certaines maladies qui s'attaquent à un genre en particulier, mais cela est rare.)

Le texte paru dans la revue médicale a provoqué beaucoup de réactions, souvent négatives. Le médecin, qui était rédacteur en chef par intérim de la publication, a appris quatre jours après la publication qu'il n'aurait pas de poste permanent. Dans un communiqué, la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada a affirmé que le sexe du bébé fait partie de l'information médicale que l'on doit donner aux parents.

Encore cette semaine, la question est sur mille et un forums de discussions: doit-on cacher le sexe des embryons ici, en Amérique du Nord, pour éviter le pire?

En plein procès Shafia, au Canada, la différence entre l'égalité à la canadienne et l'inégalité consacrée par d'autres cultures est un sujet de la plus grande actualité. Mais il y a 20 ans, alors qu'on commençait à constater les effets égalitaires de la Charte des droits, on aurait probablement eu de la difficulté à croire qu'on se retrouverait aujourd'hui, au troisième millénaire, à évoquer des crimes commis expressément contre les femmes et même entérinés par certains regards religieux. De la même façon, il y a une trentaine d'années, quand on a commencé à utiliser l'échographie dans les services d'obstétrique des hôpitaux montréalais, on était probablement à des années-lumière de s'imaginer qu'un jour, cet outil de dépistage de troubles prénataux donnerait lieu à une forme radicale de discrimination contre les femmes.

Aujourd'hui, toutefois, la question mérite d'être posée et discutée, peu importe ce qu'en croient les détracteurs du Dr Kale. Profite-t-on de ces technologies pour interrompre les grossesses porteuses de bébés filles?

Et puis, est-ce si important de savoir avant 30 semaines si le bébé à venir est un garçon ou une fille? Est-ce si crucial? Au nom de quoi? Du droit inaliénable des parents de savoir s'ils doivent peindre la chambre en bleu ou en rose? Du droit sacré d'avoir au moins sept mois pour s'entendre sur un prénom?

Il y a 40 ans, on ne savait pas ces choses-là... La surprise de découvrir le sexe du bébé était combinée à celle de la rencontre avec le nouveau-né. Aujourd'hui, on peut faire cette découverte à l'échographie à 18 semaines de grossesse ou, dans certains cas, bien avant, notamment à l'amniocentèse. Le délai d'attente est le fruit d'une décision du corps médical. Repousser le tout à 30 semaines n'est pas une révolution conceptuelle, c'est un autre choix.

Au Canada et ailleurs (en Suède notamment), des parents ont décidé d'aller dans la direction totalement opposée et de ne pas révéler à la société le sexe de leur enfant, même une fois né. Prénom neutre, vêtements neutres. Le but de l'opération: mettre l'enfant à l'abri d'une éducation et d'une socialisation empreinte de stéréotypes et de préjugés. Dans un monde imbibé de jouets roses et mauves, de trousses de maquillage pour fillettes, de jeux vidéo démesurément violents destinés aux garçons, on peut presque comprendre les parents qui tombent dans cet extrême. Il y a beaucoup de dérapages et de retours en arrière, actuellement. Quand même Lego, le fabricant de jouets danois connu historiquement pour son égalitarisme, tombe lui aussi dans les stéréotypes - l'entreprise vient de lancer une nouvelle gamme pour fillettes qui lui a valu une pétition de protestation de 45 000 signatures -, il y a de quoi être découragé.

Mais est-il nécessaire d'aller si loin?

En revanche, attendre 30 semaines plutôt que 12 ou 18 ou 40 pour savoir si bébé est fille ou garçon n'a rien de radical.

Si les collègues du Dr Kale estiment que ses craintes concernant les avortements de foetus féminins sont exagérées ou injustifiées, qu'on discute de ce sujet. Mais défendre le droit des parents de savoir le plus tôt possible s'ils doivent acheter du papier peint à motif de princesses ou de camions pour la chambre de leur nouveau-né? Pas nécessaire.