Je commence à en avoir assez d'entendre les gens se faire l'avocat du diable et pratiquement défendre l'abolition du registre des armes d'épaule en affirmant que c'était une promesse électorale du parti majoritaire maintenant au pouvoir.

Les conservateurs sont en train d'aller bien plus loin que ce qui a été discuté en campagne électorale. Ils veulent détruire les données du registre pour être certains qu'à l'avenir, un autre parti démocratiquement élu ne pourra relancer le programme. Ils veulent même interdire aux provinces qui le désirent de conserver ces informations.

Hier soir, ils ont organisé une fête, aux frais de l'État, pour célébrer leur victoire.

Je m'excuse, mais on est passés du choix politique démocratique à un univers sombre relevant du dogmatisme et d'une arrogance malsaine. On est passé du fair-play à un univers où le gagnant fait un doigt d'honneur au perdant.

On danse sur la tombe d'efforts colossaux, faits de bonne foi, pour tenter de minimiser la violence par armes à feu au Canada.

Pas le genre de geste auquel on s'attend, au Canada, quand on sait que le sujet dont on parle, le contrôle des armes, est directement lié à une des tragédies les plus douloureuses que ce pays ait connues.

Il y a des moments pour célébrer et il y a des moments pour rentrer à la maison calmement, en se disant qu'on a fait ce qu'on avait à faire (si c'est ce qu'on croit), point à la ligne.

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Mardi, en expliquant qu'il ne se reconnaît pas dans le Canada que les troupes de Harper sont en train de remodeler, le député libéral Justin Trudeau a dit tout haut ce que bien des fédéralistes québécois pensent tout bas. Et pensent encore plus en voyant la désinvolture avec laquelle l'abolition du registre est maintenant célébrée.

Il y a entre le Québec, qui a voté pour le Bloc puis le NPD, et le reste du pays une fracture réelle qui n'a rien de nouveau. Mais il y a aussi maintenant une fracture générale entre le Québec pro-Canada (qui a longtemps voté libéral, mais qui s'est aussi baladé chez les néo-démocrates et même chez les conservateurs d'avant l'alliance avec les réformistes) et le Canada qui soutient Harper. C'est cette fracture-là que les propos de Justin Trudeau ont clairement illustrée.

Peut-être que le chef conservateur calcule tout simplement qu'il n'a besoin pour gagner ses élections ni du vote de Justin, ni du mien, ni de celui de tous ceux qui ont été traumatisés et le sont encore par Polytechnique. « Harper est excellent pour identifier ceux dont les votes ne lui sont pas nécessaires «, m'a dit un jour Paul Wells du Maclean's, chroniqueur politique qui connaît bien le personnage et à qui je demandais si le premier ministre avait le moindre intérêt pour ce que pensent les gens d'ici.

J'ai de la difficulté à croire qu'une telle stratégie puisse fonctionner à long terme au Canada sans que l'éternel débat sur l'unité nationale reprenne. Vous avez envie, vous, de replonger dans une psychose nationale comme celle qu'avait déclenchée jadis le piétinement du drapeau à Brockville ?

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Il reste encore un peu de temps avant que l'abolition du registre ne soit finale. Il faut que le projet de loi soit étudié en comité sénatorial et que la Chambre haute, où les conservateurs sont majoritaires, entérine elle aussi le projet de loi.

Peut-être que ce délai permettra aux conservateurs de rajuster leur tir, notamment en ce qui concerne la conservation des données du registre au Québec, au sujet de laquelle le gouvernement provincial a décidé d'aller devant les tribunaux pour pouvoir récupérer ces informations et établir son propre système. (Les conservateurs, qui invoquent notamment le coût du registre pour justifier sa destruction, exigent que toute province désirant avoir son propre système de conservation des données recommence à zéro et refasse tout le travail, logique étonnante pour des gens soucieux d'économiser l'argent des contribuables).

Peut-être aussi que les libéraux et les néo-démocrates, trop longtemps paresseux sur la question, auront le temps de s'activer un peu pour alimenter le débat. Il y a des tas d'aspects du projet de loi C-19 en particulier, et des politiques conservatrices en matière d'armes en général, qui n'ont jamais été expliqués clairement.

Saviez-vous, par exemple, que le gouvernement n'a pas mis à jour depuis 2005 la liste des armes prohibées? Donc s'il vous chante d'acheter une arme de guerre dernier cri, théoriquement, si le modèle est tout récent, il ne sera pas sur la liste des armes interdites.

De plus, C-19 abolit non seulement le registre mis en place par les libéraux en 1995, mais aussi des mesures instaurées avant cela, notamment par les conservateurs de Brian Mulroney. « On retourne en 1977 «, a expliqué hier Suzanne Laplante-Edward, mère d'Anne-Marie, tuée à Polytechnique, en entrevue à Radio-Canada, précisant que C-19 retire, par exemple, la nécessité de montrer physiquement son permis avant d'acheter une arme et que le fait de dire qu'on en possède un est suffisant.

Aussi, la Coalition pour le contrôle des armes - qui inclut plusieurs grands corps policiers - note que le projet de loi détruit le registre, mais ne rétablit pas l'obligation qui existait jadis pour les commerçants d'enregistrer leurs ventes d'armes, obligation retirée de la loi en 1995 puisque rendue redondante par le registre. Si C-19 est adopté tel quel, dit la coalition, il n'y aura plus aucune façon de lier les armes à leur propriétaire...

Bref, il y a des tonnes de matière pour poursuivre la discussion.