Dans l'espoir de me faire embaucher, j'avais préparé tout un scénario avant d'appeler la ligne érotique. J'avais vu l'annonce sur l'internet - une phrase, un numéro de téléphone. Précaution inutile: j'ai été recrutée sur-le-champ, même si je n'avais aucune expérience.

«Vous embauchez?

- Oui. Tu t'appelles comment?

- Michèle.

- As-tu de l'expérience?

- Pardon? Je vous entends mal.

- Attends, je suis à la banque, je sors. Bon. As-tu de l'expérience?

- Heu... non.

- Il faut que tu sois cochonne.

- Pas de problème.

- Tu peux être la plus douce, la plus sensuelle et la plus coquine et, deux minutes plus tard, tu deviens très cochonne. Si le gars trippe sur la lingerie, tu lui dis: «Hmm, si tu m'avais vue hier soir avec mon beau petit soutien-gorge.» Les gars ne veulent pas se sentir jugés, c'est très important. Il faut que tu embarques dans leurs fantaisies.

- Oui, oui, leurs fantaisies.

- Si tu aimes ça être cochonne, les clients vont te rappeler.

- Cochonne, très cochonne, j'ai compris.

- Appelle-moi lundi à 8h, c'est un bon matin. Les gars ont passé la fin de semaine avec leur femme et ils ont besoin de s'éclater. Je te paie 5$ pour 15 minutes. Dans la vraie vie, je m'appelle Jocelyne, mais au travail tout le monde m'appelle Mélissa*. Alors trouve-toi un autre nom. Michèle, ça fait vieux.

***

Lundi matin, 8h.

«Mélissa, c'est Michèle. Ou plutôt Vanessa.

- Ah oui, la nouvelle. Quand j'ai un client, je t'appelle. Je te donne son nom, son numéro de téléphone, puis tu lui fais la conversation. Quand c'est fini, tu m'appelles pour me dire que tu es libre pour un autre client. Quoique ça m'étonnerait que ça roule. Enfin, on verra.»

Mélissa est dans le métier depuis 26 ans. Les lignes érotiques, les clients, les fantasmes sages ou débridés, elle connaît. Elle a fondé son entreprise à l'âge de 28 ans. Aujourd'hui, elle en a 54. Mère de trois grands garçons et grand-mère de cinq petits-enfants qu'elle garde souvent. Elle est parfois avec eux quand elle m'appelle pour me donner le nom d'un client.

Elle ne fait plus d'appels érotiques depuis 10 ans. Elle préfère diriger son entreprise. Elle traîne son cellulaire partout. «Je ne l'éteins jamais, c'est mon bureau.» Elle adore son métier et elle traite ses clients aux petits oignons.

***

Lundi, 22h20, mon téléphone sonne. Au bout du fil, Daphné. Elle travaille pour Mélissa depuis 12 ans.

«Veux-tu faire un client avec moi?»

C'est mon premier, mon baptême du feu. J'ai un trac fou. Mon vocabulaire érotique est désespérément banal.

Daphné m'explique. Roger est un bon client, un habitué. Il ne faut pas le dominer ni prendre les devants. C'est lui qui dirige.

«Fais juste murmurer: «Crosse, crosse, crosse ton gros bat, Roger, Roger, Rogeeer!» me dit Daphné. Je m'occupe du reste.»*

Roger aime avoir plusieurs filles en même temps. Deux sur la première ligne de son cellulaire, deux sur la deuxième. Même chose pour son téléphone résidentiel. Au total: huit filles sont pendues au bout du fil. Roger parle peu et soupire beaucoup.

Sa voix est basse, on l'entend à peine. Il a peur de réveiller sa femme, qui dort à l'étage.

Les soupirs cessent.

«Mon lapin? minaude Daphné. Es-tu là? Réponds à tes maîtresses, sinon on va te punir... Bon, il est sur une autre ligne, je vais en profiter pour boire mon thé. Ce gars-là, c'est un méchant malade mental.»

Roger se promène d'une ligne à l'autre, puis il raccroche.

Il nous tient sur le qui-vive jusqu'à minuit. Appelle, raccroche. Trois fois.

Je calcule: trois fois 15 minutes, ça me fait 15$.

***

Mélissa me confie des bribes de sa vie entre deux clients qu'elle me refile. Elle travaille seule. Parfois, la solitude lui pèse. «C'est un travail qui isole beaucoup», soupire-t-elle.

Mais elle a ses fils qui connaissent son métier et à qui elle se confie parfois. Et ses petits-enfants, qu'elle amène au parc, son cellulaire dans sa poche. Sans oublier les huit filles qui travaillent pour elle sur une base régulière. Sauf qu'elle ne les voit jamais. Tout se fait par téléphone.

«Un jour, je vais arrêter les lignes. J'ai acheté des chalets. Je les loue. Je m'amuse. Une fois, un client m'a appelée pendant que j'étais à quatre pattes dans un chalet en train de laver un plancher. Bon, parle, parle, jase, jase, j'ai un client pour toi. Il s'appelle François. Lui, son trip, c'est la domination douce. Tu sais c'est quoi?

- Heu... pas vraiment.

- Tu vas voir, c'est pas compliqué...»

C'est vrai que ce n'est pas compliqué, mais 15 minutes avec François, c'est plus long que l'éternité.

***

14h. Mélissa appelle. «J'ai un client. Robert, un habitué. Rien de particulier: cochon ordinaire. Il aime ça, deux filles en même temps. D'habitude, il appelle le soir. Une urgence.»

Les dialogues sont minimalistes. En 15 minutes, Robert jouit. Après, sa voix change. Il passe du murmure érotique au ton banal de la conversation.

Je rappelle Mélissa. «Avant, on l'appelait Ti-Facile, raconte-t-elle en riant. Mais il vieillit, ça lui prend plus de temps.»

***

Minuit. Roger. Encore. «Ah, j'aime ça quand toutes mes maîtresses disent mon nom en même temps», halète-t-il.

Il passe d'une ligne à l'autre, fébrile, excité. «Ah, mon doux! Ah, mon doux! Aaah!»

Je suis avec Dalia. Quand Roger change de ligne, elle placote. «Il est heureux, avec toutes ses maîtresses. Il crache son sperme et il crache son cash.»

Roger revient. Le ton de Dalia redevient caressant. «Roger, ah! mon beau Roger, mon minou.»

Debout, en pyjama au milieu de la cuisine, je répète: «Roger, ahhh! Rogeeer!»

Mais Roger est fâché. «J'ai surpris deux filles en train de parler de hockey, fulmine-t-il. Quand je ne suis pas là, elles en profitent!»

Dalia essaie de le calmer, mais Roger est déchaîné. «Je m'en câlisse, je veux qu'elles parlent de moi quand je suis sur une autre ligne! Je ne vous paie pas pour que vous parliez de hockey!»

Roger raccroche brutalement. Dalia est exaspérée. «J'ai envie de l'envoyer promener! Il est très capricieux, il fait des crises pour des niaiseries.»

Ce n'est pas la première fois que Roger pique une colère.

Mélissa intervient. Roger est un gros, gros client. Il appelle plusieurs fois par semaine. Mélissa le rassure. Comme toujours.

Minuit et demi. Dalia rappelle Roger. Elle tombe sur son répondeur. «Bonjour, vous êtes bien chez Louise et Roger, laissez un message.»

«Il répond pas, marmonne Dalia. Qu'il mange de la crotte. Je te jure, si j'avais pas autant besoin d'argent...»

«Roger a commencé jeune, dans la mi-vingtaine, raconte Mélissa. Je me suis informatisée en 1997 et il était déjà là. Il est très exigeant. Peu importe son trip, les filles doivent parler de lui. Il me répète souvent: «Vous faites du cash avec moi, je veux du service!» Il se monte des factures de malade: 2000$ à 3000$ par année.»

Une heure du matin. Je raccroche, soulagée. Roger m'épuise.

***

Mélissa inscrit tout dans des cahiers Canada: le nom de la fille, celui du client, ses fantasmes, la date, le nombre de minutes.

Chaque fille a son cahier Canada. «Je fais tout à la mitaine. Je prends ma calculatrice, je prépare la paie, puis je mets ça dans mon ordinateur.»

«J'ai un client pour toi, enchaîne Mélissa. Gilbert. Un spécial. Il aime les femmes distinguées. Une fille lui a déjà dit qu'elle faisait des ménages. Il m'a appelée pour m'engueuler: «Je veux pas des BS!»»

«Tu lui dis que tu es grande et mince, que tu aimes les vêtements moulants et les bottes de cuir à talons hauts. Gilbert porte une combinaison en latex très, très moulante et il raconte des histoires: des vols de banque, des poursuites en auto. Tu vas voir, c'est fou. Il faut que tu fasses des oh! des ah! et des hi! quand il parle, il adore ça. C'est comme un conte pour enfants sauf que, à la fin, il jouit.»

Je prends une grande respiration. Une autre éternité devant moi. «Gilbert, c'est Vanessa.»

Il porte sa combinaison en latex, qui recouvre ses pieds et ses mains. Il a aussi une cagoule et un masque à gaz, l'un par-dessus l'autre.

«J'adore respirer dans un masque à gaz, dit-il, c'est déshumanisant. C'est une prison que je contrôle. J'adore contrôler. J'ai une dizaine de cagoules. Noires. Je n'aime pas le rouge, je trouve que ça fait lutteur.»

«Je suis dans un grand restaurant, et toi, tu es sous la table, poursuit Gilbert en haletant. Tu portes ta combinaison en latex ultra-moulante et tes grandes bottes à talons hauts. (...) Je te prends par la main et on part en courant faire un vol de banque. On a nos cagoules et nos masques à gaz. (...) On saute dans une auto sport. On s'enfonce dans les fauteuils en cuir et on roule comme des fous dans les rues de la ville. (...) Ah! Vanessa! Vanessa, ah, ah, ah...»

Gilbert a 47 ans, il est comptable. C'est un solitaire. Il appelle Mélissa entre deux déclarations de revenus.

***

«Tu peux l'appeler Guy ou Francine, explique Mélissa. Quand il parle, il prend sa voix de femme. Je l'ai déjà vu sur l'internet. Si tu le voyais, il a l'air tellement straight! On dirait une maîtresse d'école. Il attend ton appel. Je t'avertis, il peut être heavy.»

- Allô, Vanessa, susurre une petite voix de femme.

- Je parle à Guy ou Francine?

- Francine est toujours avec Guy. Je porte mon habit d'infirmière rose. C'est tellement féminin. J'ai des souliers à talons hauts blancs et un porte-jarretelles. Je mets toujours mon porte-jarretelles, même au bureau sous mon pantalon. Et j'ai une petite culotte transparente très échancrée rose pâle. Je craque pour le rose et le blanc.»

Guy-Francine a des perruques, de la lingerie fine, des costumes d'infirmière et des pantalons moulants. «De femme, précise-t-il, avec la fermeture éclair en arrière.»

Il cache son maquillage, son vernis à ongles, ses vêtements et ses perruques dans un atelier qu'il verrouille à double tour. Il ne veut pas que sa femme les découvre. Elle a des soupçons. Elle connaît son penchant pour la lingerie fine et elle sait qu'il porte des sous-vêtements féminins.

Guy-Francine parle, parle et parle. De son sentiment d'étouffer sous sa double identité, de sa difficulté à dissimuler son côté féminin au bureau. Et de son fantasme, qu'il raconte d'une voix hachurée, la respiration haletante: sa rencontre avec un camionneur dans un sous-bois, sa peur, son désir, son plaisir coupable, sa jouissance.

C'est avec sa voix d'homme qu'il met fin à la conversation. «Bonsoir Vanessa. À la prochaine.»

***

Bilan de ma semaine: 10 téléphones, la plupart entre 22h et minuit.

Salaire: 50$.

Et le sexe? Surdose. Je me mets au régime sec.

La vraie vie de Mélissa, Daphné et les autres

À la fin de la semaine, Michèle Ouimet a avoué à ses «collègues» qu'elle était journaliste. Elles ont accepté de parler de leurs premiers pas dans le métier, des fantasmes des hommes et des préjugés.

*Tous les noms ont été changés. Les clients ont de surprenantes exigences sexuelles. Leurs fantasmes flirtent parfois avec le sadomasochisme et la scatologie. J'ai volontairement censuré mon texte et passé sous silence certaines de leurs demandes. L'univers est plus glauque, plus cru, plus dur que je ne le décris. Par contre, j'ai essayé de rendre le climat et la solitude sexuelle de ces hommes.