«Les gens s'imaginent qu'on est riches, qu'on fréquente les grands restaurants et qu'on voyage. S'ils savaient. J'ai élevé mes trois gars avec cet argent-là. C'est ce qui m'a permis de mettre du pain et du beurre sur la table.»

Mélissa dirige son entreprise de téléphones érotiques depuis 25 ans. Huit filles travaillent pour elle sur une base régulière. Huit fidèles qui, au fil des années, ont répondu aux besoins des clients 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Mais les affaires ne sont pas aussi bonnes qu'avant, avoue Mélissa. L'internet lui rentre dedans et sa clientèle vieillit.

Par contre, les hommes ne changent pas. Toujours les mêmes fantasmes, les mêmes exigences, la même solitude, peu importe l'âge ou le statut social.

Mélissa soupire. Elle joue distraitement avec sa tasse de café. Elle a 54 ans, ses cheveux châtains tombent mollement sur ses épaules. Un chemisier rouge couvre pudiquement la camisole noire qui moule sa généreuse poitrine. Un jean enveloppe ses hanches larges. Son regard est franc, direct. Ses yeux verts pétillent d'intelligence. Elle n'a rien d'une vamp. Au contraire, elle ressemble à une respectable femme de banlieue, mère et grand-mère.

Personne ne se douterait que Mélissa a fait bander des hommes pendant des années en leur susurrant des mots osés.

Je l'ai rencontrée dans un café à Montréal. Elle était réticente. Elle avait peur que nos voisins de table entendent ses confidences ou que des proches la reconnaissent une fois l'article publié. Sa hantise: que ses amis ou ses parents devinent qu'elle dirige une entreprise de téléphones érotiques. Seuls ses fils et son amoureux sont au courant. Et encore, ses fils ne l'ont appris qu'à l'âge de 18 ans.

«Quand ils l'ont su, ils sont tombés sans connaissance. Jeunes, ils disaient à leurs amis: «Il ne faut pas parler de sexe à la maison, ma mère va rougir.» J'ai bien caché mon jeu. Ils ne m'ont jamais jugée.»

Sa belle-famille ignore tout de son métier. Ses belles-filles aussi. Elle s'est inventé un travail. «Je vis dans le mensonge, je n'aime pas ça.»

Elle avait à peine 30 ans lorsqu'elle a fait son premier appel érotique. «Une de mes amies m'avait confié qu'elle faisait des téléphones cochons pour gagner sa vie. J'ai accepté de garder son chien une fin de semaine et de répondre à des clients. Mes premiers. C'était facile, ça venait tout seul. C'est comme ça que ma double vie a commencé.»

Rien ne destinait Mélissa à cette carrière particulière. Elle venait d'une famille riche. L'école en taxi, la Floride un mois par année, la maison à la campagne, le bungalow dans un quartier cossu de Montréal. Ses deux frères sont des professionnels. «Ils font un travail tellement intéressant!» laisse-t-elle tomber avec une pointe d'envie.

Pourtant, elle est fière de son entreprise, qu'elle a tenue à bout de bras pendant des années. Elle s'est informatisée en 1997. Près de 12 000 noms de clients sont méthodiquement classés dans son ordinateur.

«Ce ne sont pas tous des habitués, sinon je serais millionnaire», précise-t-elle en riant.

Elle ne fait plus de téléphones érotiques depuis 10 ans. Elle laisse ça à ses employées. «L'écoeurantite aiguë, dit-elle en me regardant droit dans les yeux. Tu l'as fait pendant une semaine, imagine 15 ans.»

Payant? Oui, au début, répond Mélissa. «Dans les bonnes années, je pouvais faire 50 000$.» Mais aujourd'hui, avec l'internet, l'entreprise tourne au ralenti. Heureusement, elle a ses vieux clients: Roger, qui exige plusieurs filles en même temps; Robert, qui vieillit et jouit moins vite, Gilbert et ses combinaisons ultra-moulantes, Guy et sa lingerie féminine.

Elle prépare ses vieux jours. Elle a acheté des chalets qu'elle loue.

Son entreprise commence à lui peser: son cellulaire qu'elle traîne partout, ses nuits perturbées par les appels des clients, les hommes et leurs fantasmes jamais assouvis.

Elle a aussi des regrets. «J'ai choisi la voie facile. J'aurais pu faire autre chose, mais j'avais trois enfants, j'étais seule. La vie...»

Elle a essayé de retourner aux études. Deux fois. Mais elle revenait toujours aux téléphones érotiques. Et à sa double vie.

Ni pute, ni guidoune

Lorsque Cassandre s'est retrouvée seule avec sa petite fille de 2 ans, elle a paniqué. Divorcée, sans travail, avec en prime des problèmes de santé: décollement de la rétine dans un oeil, cataracte dans l'autre...

«Je me suis dit: qu'est-ce que je vais faire?»

Elle a ouvert une agence de rencontres mais, avec l'arrivée de l'internet, son entreprise a commencé à battre de l'aile. Elle s'est recyclée dans les appels érotiques.

Elle parle français, anglais et italien. Sa voix est chaude, profonde. Elle ne trahit pas ses 50 ans bien sonnés. Ni sa corpulence. Ses clients s'imaginent qu'elle est jeune, grande et mince.

«Je ne suis ni guidoune ni pute, se défend-elle. Certains hommes n'auront jamais de femme dans leur vie; pourtant, ils ont des besoins à combler. Ce n'est pas tout le monde qui ressemble à Roch Voisine ou Antonio Banderas. Qu'est-ce qu'un handicapé ferait sans nous? Et le gars qui sort de prison? Et le vieux de 65 ans qui vient de perdre sa femme? On rend les hommes heureux.»

Ses clients ont entre 20 et 75 ans. «J'en ai un qui vit en Nouvelle-Écosse. Quand sa femme quitte la maison pour faire les courses, il m'appelle et se libère de ses fantasmes.»

Toujours les mêmes fantasmes, précise Cassandre: «Les gros seins, le beau petit cul, la voisine, l'infirmière. Et deux femmes en même temps, un classique.»

Le quart des clients veulent de la domination douce: à genoux, les mains attachées...

Cassandre exerce ce métier depuis des années. Pour boucler ses fins de mois, elle travaille aussi comme voyante. Pour 2,99$ la minute, elle prédit l'avenir et interprète les rêves.

Sa fille est mariée et elle a «deux beaux enfants». Elle ignore tout du métier de sa mère.

Le plus difficile, ce n'est pas le mensonge, mais l'usure, l'estime de soi qui en prend un coup. «À la longue, ce n'est pas bon pour l'âme, explique Cassandre. Il faut que tu te fasses une carapace.»

L'isolement aussi. Pas facile. Elle mène une vie de moine, seule avec ses chiens.

Sans oublier l'écoeurement, la sursaturation du sexe. Après des années d'appels érotiques, de propos salaces, de respirations haletantes et d'hommes en rut, Cassandre n'en peut plus.

«Des fois, j'ai envie de pleurer tellement ça ne me tente pas. Je me dis: «Ah non! Pas encore du cul!»»

Mais elle doit gagner sa vie. «Je décroche le téléphone, j'oublie tout et je rentre dans mon personnage.»