Je me suis pincée, lundi, quand j'ai lu la déclaration de Line Beauchamp. C'est la première fois qu'une ministre de l'Éducation ose interpeller l'école privée.

Lundi, Line Beauchamp a déclaré qu'elle était prête à «bousculer les écoles privées et les écoles publiques sélectives pour qu'elles intègrent davantage d'élèves handicapés ou en difficulté d'adaptation ou d'apprentissage», les fameux EHDAA. La ministre a brisé un tabou.

Car le sujet est tabou. Et il l'a toujours été. Tous les ministres de l'Éducation et tous les premiers ministres, libéraux et péquistes confondus, ont toujours refusé de remettre en question les généreuses subventions versées au privé.

Non seulement le gouvernement refuse-t-il de toucher au privé, mais il ne veut même pas en discuter. Tabou, archi-tabou. On se met la tête dans le sable et on fait le mort en s'imaginant qu'il n'y aura pas d'effets pervers. Tout va très bien, madame la marquise. Pourtant, Dieu sait que tout ne va pas bien.

Pendant qu'on balayait le problème sous le tapis, le privé siphonnait les meilleurs éléments. Aujourd'hui, un élève sur trois fréquente une école secondaire privée dans l'île de Montréal. Il y a 15 ans, c'était un élève sur cinq. Plus le privé grossit, plus l'école publique faiblit; plus le public se dégrade, plus les parents fuient vers le privé. C'est le principe de la saucisse Hygrade.

Combien d'élèves iront au privé dans 10 ans? Un sur deux? Il faut être naïf pour s'imaginer que la fuite vers le privé s'essoufflera. Au contraire, elle risque de s'amplifier, car l'école privée tire sa force de la faiblesse de l'école publique.

Pour stopper l'hémorragie, l'école publique a multiplié les projets particuliers: danse, musique, arts, sport, langue, école internationale. Elle a voulu se défendre à armes égales avec le privé. Elle aussi a commencé à sélectionner les meilleurs élèves. Ce double écrémage est en train de tuer l'école publique «ordinaire».

Dans une classe «normale» d'une école «ordinaire», on peut facilement trouver trois ou quatre élèves EHDAA, auxquels il faut ajouter six ou sept élèves à risque. Faites le calcul: c'est pratiquement la moitié de la classe qui est en difficulté. Méchant défi pour l'enseignant, qui ne reçoit qu'une aide d'appoint: un orthopédagogue par-ci, un psychologue par-là. Où sont les locomotives, les élèves motivés, brillants? Au privé ou dans les projets particuliers qui pullulent au public.

Les enseignants s'épuisent. Comment maîtriser une classe quand un élève qui souffre du syndrome de la Tourette crie huit fois «va chier!» à tue-tête, que des redoublants ne comprennent pas les explications répétées trois fois et que l'autiste s'enferme dans son monde?

Aujourd'hui, l'école publique craque, et c'est le problème des EHDAA qui fait sauter la marmite. On ne peut plus faire semblant. L'éléphant est non seulement dans le magasin de porcelaine, mais il est en train de briser la vaisselle. Lundi, la ministre Beauchamp a été suffisamment lucide - et courageuse - pour l'admettre. On va bousculer, a-t-elle promis. Fort bien, mais encore faut-il savoir comment bousculer.

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L'intégration à tout prix: une lubie de la réforme. Une autre. Comme l'élimination du redoublement. C'était l'époque où le Ministère croyait sottement qu'une décision bureaucratique pouvait éliminer une réalité.

L'idée d'intégrer les élèves en difficulté aux classes ordinaires est excellente, mais intégrer à tout prix ne tient pas la route. Surtout avec le sous-financement des écoles publiques. Selon la CSQ, il manque 700 millions par année dans le réseau, si on compare avec la moyenne canadienne. Moins d'argent, donc moins de ressources, moins d'orthopédagogues et de psychologues pour une école à bout de souffle.

Le privé doit faire sa part, nous dit la ministre. Le privé ne s'y oppose pas, mais il y a un os. S'il accepte des EHDAA, il voudra aussi le financement qui y est rattaché. Les élèves en difficulté seront répartis plus équitablement entre le privé et le public, mais l'enveloppe budgétaire, elle, ne bougera pas.

Le privé, explique Gérald Boutin, spécialiste des questions d'intégration à l'UQAM, n'a ni l'expertise ni la culture pour s'occuper des EHDAA. Il faudra donc former les enseignants. Mais qui dit formation dit argent. Et de l'argent, il n'y en a pas assez. On tourne en rond.

«Si on force les écoles privées à accepter des EHDAA sans leur donner les moyens nécessaires, on fait de l'intégration sauvage», précise le professeur Boutin.

L'intégration sauvage est un échec. C'est ce que fait l'école publique depuis 10 ans: intégrer à tout prix. Et comme le Québec ne fait jamais les choses à moitié quand il se lance dans une réforme, les classes-répit et les classes-ressources ont été jetées avec l'eau du bain.

Autre problème, ajoute M. Boutin: en confiant de nouvelles responsabilités à l'école privée, on lui donne une plus grande légitimité, on la conforte dans son rôle.

Et on ne remet pas en question son existence.

Il n'y a pas 56 000 solutions: Québec doit injecter davantage d'argent. Pourquoi ne pas abolir les subventions à l'école privée?