J'étais un peu sonnée quand j'ai tourné la dernière page du rapport de Jacques Duchesneau sur la collusion dans le monde de la construction. J'avais un peu mal au coeur.

J'avais beau avoir lu les enquêtes de La Presse, du Devoir et de la Gazette sur la corruption et écouté les reportages fascinants de Marie-Maude Denis et Alain Gravel à Radio-Canada, j'ai eu un choc.

Car Jacques Duchesneau ne fait pas dans la dentelle. Il parle d'un système généralisé. Il donne le ton dès les premières lignes: «Les soupçons sont persistants qu'un empire malfaisant est à se consolider dans le domaine de la construction routière.»

Page 2: «Nous avons découvert un univers clandestin et bien enraciné, d'une ampleur insoupçonnée [...] La situation n'est pas banale. C'est ce que nous [ont] appris, sous couvert de l'anonymat, des gens exaspérés, voire désespérés.»

L'équipe de Duchesneau a recueilli les témoignages d'environ 500 personnes. En un an et demi. Un travail colossal.

Corruption, collusion, violence, intimidation, coûts gonflés, financement politique illégal, fonctionnaires du ministère des Transports (MTQ) qui «coulent» de l'information privilégiée à des entrepreneurs, sans oublier le crime organisé. «La mafia est influente et présente dans le milieu de la construction», peut-on lire. «De nombreux entrepreneurs sont contraints de payer à la mafia un pizzo, selon l'expression italienne, soit une redevance de 5% de la valeur des contrats obtenus.»

La corruption est généralisée, donc. Au coeur du système: les firmes d'ingénieurs-conseils et les entrepreneurs. Au milieu, un ministère des Transports faible, complaisant, qui a perdu son expertise et qui est incapable de surveiller correctement des chantiers où des millions de dollars sont engloutis.

Pas joli, joli.

Dans son rapport de 70 pages, Duchesneau ne donne aucun nom. Il décrit un système corrompu, point. Toutes les grosses firmes sont inévitablement éclaboussées. Qui est coupable? Des noms viennent spontanément à l'esprit, mais personne n'osera les dénoncer publiquement, à moins qu'il y ait des accusations. Pour ça, il faut que la police enquête et bâtisse un dossier béton.

Comment en sommes-nous arrivés à un tel gâchis? Des années de laxisme de la part des gouvernements, libéraux et péquistes confondus? Des firmes de génie trop puissantes? Des compressions budgétaires qui ont vidé le MTQ de son expertise? Une mafia tentaculaire que rien n'arrête? Des politiciens trop faibles qui ferment les yeux? Ou des politiciens qui profitent du système pour remplir leurs coffres et qui choisissent de ne rien dire, rien voir?

Ou toutes ces réponses?

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L'immense mérite du rapport de Duchesneau est d'avoir réussi à démonter, pièce par pièce, la mécanique de la collusion et de la corruption: comment certaines entreprises s'entendent entre elles pour fixer les prix, comment les firmes d'ingénieurs-conseils établissent les plans et devis, surveillent les chantiers et autorisent les dépassements de coûts, des fonctions incompatibles qui ouvrent la porte à des dérapages. Et un ministère exsangue, incompétent, qui se laisse manger la laine sur le dos. Pas joli, joli.

Le Ministère a perdu son expertise. Il s'est fait saigner au profit du privé. Même chose pour la Ville de Montréal, souligne Duchesneau. Une situation extrêmement malsaine. Qui va surveiller l'argent du public si le Ministère et la Ville se sont mutilés en se débarrassant de leur expertise?

Un ingénieur du MTQ a confié à l'équipe de Duchesneau: «On déborde, on va au plus urgent, on éteint des feux. On n'est même plus en mesure de regarder les plans et devis.»

En 2007, les ingénieurs prenaient deux jours pour regarder les plans et devis d'un projet. Aujourd'hui, ils y consacrent à peine une heure.

Les contribuables se font manger tout rond et paient beaucoup trop cher pour leurs routes.

J'ai décidément mal au coeur.

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Le rapport devait rester secret. Si le gouvernement avait pu le cacher dans un coffre-fort enfoui dans un sous-sol perdu, il l'aurait fait. Mais certains ont voulu que les révélations explosives de Duchesneau soient connues du grand public. Le rapport a donc été «coulé» à Radio-Canada et à La Presse. Heureusement. Il faut à tout prix protéger ces «sonneurs d'alarme».

Duchesneau dérange. Cet ancien chef de police de la Ville de Montréal s'est fait de puissants ennemis. Il avait d'ailleurs été victime d'une «job de bras» peu de temps après sa nomination à la tête de l'Unité anticollusion: un faux scandale pour miner sa crédibilité et faire dérailler son unité. Une histoire obscure à propos du financement de sa campagne électorale en 1998 lorsqu'il s'était présenté à la mairie de Montréal. Le directeur général des élections l'a blanchi trois mois plus tard.

Aujourd'hui, il s'est fait encore plus d'ennemis.

Son rapport est courageux. Duchesneau n'a pas craint de se mettre tout le monde à dos: politiciens, entrepreneurs, firmes d'ingénieurs-conseils, fonctionnaires, mafia, motards. Il a un sacré culot. Lui et son équipe.

Le gouvernement osera-t-il faire preuve du même courage en créant une commission d'enquête que tous réclament? J'en doute.