L'honneur. En Afghanistan. L'honneur à tout prix. Comment expliquer l'inexplicable? Ça commence au berceau, dans le désir des hommes et des femmes d'avoir des garçons. Puis, ça s'enracine dans les petits gestes quotidiens: les meilleurs morceaux de nourriture aux garçons, les mères en adoration devant leurs fils, les filles au service de leurs frères. Et la toute-puissance du père qui domine la famille.

Si les femmes épousent un homme bon, elles ont une vie heureuse. Si elles épousent une brute, elles vivent l'enfer et personne ne vient à leur rescousse, ni leur mère, ni leurs soeurs, ni leurs amies.

Les femmes ne sont pas des citoyennes à part entière. Quand je vais en Afghanistan, je marche toujours derrière mon traducteur. Parce que c'est comme ça. Pour bien marquer le statut inférieur des femmes.

Je pourrais vous parler des femmes battues par leur mari qui ont fui le domicile conjugal. Des histoires crève-coeur. La justice? Elle n'existe pas, car la seule chose qui peut racheter l'honneur souillé, c'est la mort de la femme qui est toujours coupable. Toujours.

Je préfère vous parler de la semaine que j'ai passée dans une famille afghane. Je voulais comprendre la vraie vie, celle qui se déroule derrière des portes closes, dans l'intimité d'un foyer. Je voulais aller au-delà des histoires de femmes battues, au-delà du discours des hommes qui me disaient que les femmes étaient heureuses et libres. Dans les limites de la culture afghane, bien sûr. Une culture millénaire. Car les talibans n'ont rien inventé, ni la burqa ni les brimades. Les Afghans ont toujours été durs avec leurs femmes. Tellement durs.

J'ai trouvé une famille à Kandahar, dans le sud de l'Afghanistan, une famille suffisamment ouverte pour accepter d'accueillir une journaliste pendant sept jours et sept nuits. Une famille constituée de huit enfants de 16 à 29 ans, cinq filles et trois garçons, d'une mère, d'un père, d'une grand-mère et de deux belles-filles. Une famille heureuse et unie qui discutait le soir autour de la table.

Aucune des filles n'était mariée, signe d'une grande ouverture d'esprit de la part du père. Toutes vivaient sous le toit familial, car une femme ne vit jamais seule en Afghanistan. Elle vit chez son mari ou ses parents. Point.

Les femmes sortaient peu et lorsqu'elles mettaient le nez dehors, c'était toujours cachées sous leur burqa. Les hommes faisaient les courses. Ils s'occupaient de l'extérieur, les femmes, de l'intérieur. Après le souper, les hommes restaient assis, pendant que les femmes se levaient, ramassaient, nettoyaient, lavaient.

Au fil des jours, j'ai découvert l'extraordinaire pouvoir du père, non seulement sur ses filles, sa femme et ses brus, mais aussi sur ses fils. Tous le craignaient. La soumission était totale.

Une des filles, Zarmina, 25 ans, avait un amoureux. Une relation secrète qui la terrifiait. Elle le voyait très peu, car elle devait obtenir l'autorisation de son père pour sortir. Au travail, elle s'inventait des courses pour passer quelques instants avec lui. «Si mon père découvre que j'ai une liaison, il va me battre ou me tuer», m'a-t-elle dit.

Son amant voulait faire l'amour, mais elle résistait. «Je dois absolument rester vierge. Jamais je ne me marierai. Je pense tout le temps à lui, je l'aime, je ne peux pas l'oublier.»

Personne ne connaissait son secret, ni ses soeurs ni son frère Asif qui avait, lui aussi, une liaison cachée. Il vivait dans la terreur d'être découvert, comme Zarmina. Son père le battrait, il en était sûr. Sa maîtresse, elle, risquait d'être tuée par les hommes de sa famille. Le beau Asif, cheveux foncés, yeux de braise, traits fins, dégaine occidentale. Même s'il travaillait comme interprète pour l'armée américaine, il vivait toujours chez ses parents. Et sous la coupe de son père.

L'aîné de la famille, Yasin, avait fait un mariage malheureux, comme beaucoup d'Afghans. Un mariage arrangé par sa famille. Il avait 27 ans, sa femme, 15. Ils se sont vus pour la première fois le jour des noces.

Sa femme l'a détesté dès qu'elle a posé les yeux sur lui. Ils ont eu un enfant. Il avait 1 an lorsque sa femme a décidé de retourner vivre chez ses parents. Yasin voulait qu'elle revienne, même s'il ne l'aimait pas. «C'est la seule solution. Ici, on ne divorce pas.» Yasin était secrètement amoureux d'une autre femme. Il caressait sa photo en cachette. Un amour impossible.

Je me suis demandé pourquoi Zarmina, Asif et Yasin m'avaient confié leur secret. J'ai compris qu'ils crevaient de solitude. Ils ne pouvaient parler à personne, car leur vie en dépendait. Malheureux et seuls. Dans une famille unie et heureuse.

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Mohammad Shafia, sa seconde femme et leur fils aîné sont accusés du meurtre de la première femme et de leurs trois filles. Le procès s'est ouvert hier, à Kingston, en Ontario.

Ils sont afghans. Mohammad est né et a grandi à Kaboul. C'est là qu'il a célébré son premier mariage en 1980. Ils ont vécu 15 ans au Pakistan, en Australie et à Dubaï avant de s'installer à Montréal en 2007.

Les filles Shafia, âgées de 13 à 19 ans, ont voulu arracher quelques bribes de liberté. Elles se sont heurtées à l'intransigeance de leur père. Les a-t-il tuées au nom de l'honneur? C'est la thèse de la Couronne. Une chose est certaine, le choc des cultures a dû être terrible. Le père afghan tout-puissant défié par ses filles.

On n'échappe pas à l'honneur, même si on change de continent. L'honneur n'a pas de frontière, mais la justice, elle, en a.