Les bordels sont désormais légaux.

C'est du moins ce que cinq juges de la Cour d'appel de l'Ontario ont décrété lundi. Un jugement historique qui met fin aux contorsions hypocrites du Code criminel. Au Canada, la prostitution est légale, mais les activités qui l'entourent sont illégales: pas le droit de solliciter un client dans un lieu public, pas le droit d'ouvrir un bordel, pas le droit de vivre des fruits de la prostitution.

Bref, un cadre juridique aberrant qui met la vie des prostitués (hommes et femmes) en danger. Combien de prostitués montent trop rapidement dans la voiture d'un client, de crainte de se faire arrêter par la police? Trop.

C'est pour cette raison - le droit à la sécurité des prostitués - que les cinq juges ont levé l'interdit qui frappait les bordels. Le but: sortir les prostitués de la rue. Les juges ont longuement réfléchi avant de prendre cette décision. Ils ont lu 25 000 pages de documents, réunies dans 88 volumes, et ils ont délibéré pendant neuf mois.

Par contre, la sollicitation dans un lieu public demeure illégale, ont décidé les juges. Dommage. Des prostitués vont continuer d'arpenter les rues à la recherche de clients, même si les bordels reçoivent la bénédiction du gouvernement. Et ces prostitués seront les plus vulnérables: trop drogués ou trop poqués pour travailler dans une maison close. Un peu comme si les juges avaient fait le travail à moitié.

Mais les bordels n'ouvriront pas leurs portes demain matin. Le gouvernement Harper portera probablement la cause en appel, et c'est la Cour suprême qui tranchera. Elle a déjà fait preuve d'une étonnante ouverture en matière de sexe. En 2005, les juges ont légalisé l'échangisme. Feu vert aux relations sexuelles en groupe, à l'exhibitionnisme et au voyeurisme. Fini les descentes de police dans les clubs échangistes. La société a évolué, a dit la Cour suprême, elle est plus tolérante.

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Les tenanciers de bordel ne sont pas au bout de leurs peines. Même s'ils obtiennent le feu vert des juges, ils devront trouver une solution à un problème explosif: où s'installer? Le seuil de tolérance des gens baisse brutalement lorsqu'un centre d'injection ou des prostitués débarquent dans leur quartier. Qui voudra d'un bordel dans sa cour, avec son va-et-vient de clients et de prostitués?

À Amsterdam, le gouvernement a créé un district pour les prostitués, un Red Light. La prostitution est légale, les bordels aussi. Seule une poignée de prostitués continuent d'arpenter les rues. Les plus poqués.

Le gouvernement néerlandais a aussi créé des zones à ciel ouvert où les voitures tournent en rond pour permettre aux hommes de «magasiner» leur prostitué. La création de ces zones a mis le feu aux poudres dans certaines villes. Personne n'en voulait. Plusieurs ont finalement été installées dans des parcs industriels, au milieu de nulle part.

L'avocat Alan Young a porté à bout de bras la cause de la légalisation de la prostitution, d'abord devant la Cour supérieure de l'Ontario, puis devant la Cour d'appel, une bataille qui a duré six ans. Pour étoffer sa cause, il s'est penché sur plusieurs pays où les bordels ont pignon sur rue: Australie, Nouvelle-Zélande, Allemagne, Pays-Bas.

«Il n'y a eu aucune augmentation du trafic ou des activités criminelles à la suite de la légalisation, m'a-t-il dit. Oui, la question du lieu est importante et potentiellement explosive, mais je suis avocat, pas urbaniste.»

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Le problème de la prostitution est complexe et divise profondément les féministes. Certaines croient que les prostitués font un métier honorable choisi en toute liberté. D'autres pensent que la prostitution est dégradante et la légalisation, scandaleuse. Comme si le gouvernement devenait complice et se transformait en proxénète. C'est l'avis du Conseil du statut de la femme.

«La rue est très dangereuse pour les prostitués, les bordels aussi, affirme la présidente du Conseil, Julie Miville-Dechêne. Il ne faut que quelques secondes pour attaquer une femme.»

C'est vrai. Mais dans un univers où les bordels seraient légalisés, cette violence disparaîtrait en grande partie. La meilleure façon de protéger les prostitués, c'est de sortir leur métier de l'ombre.

Julie Miville-Dechêne croit au modèle suédois, qualifié de néo-abolitionniste. «En Suède, explique-t-elle, les clients et les proxénètes sont criminalisés, mais pas les prostitués. Au contraire, il existe des programmes pour aider les femmes à sortir de la prostitution.»

Fort bien, sauf que cette approche repose sur une utopie: la disparition éventuelle des prostitués. Sauf que la prostitution est le plus vieux métier du monde et aucun programme, aussi sophistiqué soit-il, n'y mettra fin.

L'autre problème, c'est l'aspect moral, qui brouille les cartes. La prostitution, c'est mal. Les clients? Tous des pervers.

Difficile de se débarrasser de ce bazar moral. Pourquoi viser les clients, pourquoi les punir comme s'ils étaient des monstres? Pourquoi ne pas accepter la prostitution et la légaliser? Au grand complet, sans chipoter sur un aspect ou un autre. Et sans cracher sur les clients.