Terri-Jean Bedford, 52 ans, prostituée, dominatrice sexuelle. Cette femme, qui a passé des années à fouetter et humilier des clients, vient de remporter une importante victoire en Cour d'appel de l'Ontario. Lundi, les cinq juges ont décrété que les bordels étaient légaux. Mais la bataille n'est pas terminée: le gouvernement conservateur peut interjeter appel. Qui est Terri-Jean Bedford? Portrait d'une femme peu ordinaire.

En public, Terri-Jean Bedford porte toujours des vêtements moulants en cuir noir et une cravache. Son surnom: madame de Sade, en l'honneur du marquis de Sade, connu pour ses écrits scabreux où se mêlent sexe et sadisme.

Quand je lui ai demandé pourquoi elle ne quittait jamais sa cravache, elle m'a répondu: «Je veux donner la fessée au premier ministre Stephen Harper parce que c'est un très, très vilain garçon.»

Et elle s'y connaît en fessée. Elle en a fait son métier pendant des années, d'abord comme prostituée, puis comme dominatrice. Dans les années 90, elle avait une maison à Toronto où elle recevait des clients qui payaient une petite fortune pour se faire fouetter et humilier.

Cette femme, une dominatrice sexuelle qui a fait de la prison, est en train de démanteler la loi sur la prostitution au Canada. Lundi, elle a gagné une importante bataille judiciaire: la Cour d'appel de l'Ontario a décrété que les bordels sont légaux. Une victoire éclatante. Une révolution au pays de Stephen Harper fasciné par la loi et l'ordre.

Pourtant, rien ne destinait cette femme à devenir le symbole de la lutte pour la légalisation de la prostitution. Elle, Terri-Jean Bedford, née dans un bled du nord de l'Ontario, élevée dans le dénuement, ballottée entre une famille d'accueil et des écoles de réforme, droguée, prostituée.

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Terri-Jean Bedford est née en 1959 dans une ferme située à 150 kilomètres de Toronto, d'un père africain et d'une mère blanche.

«On nous ignorait parce que mes parents formaient un couple mixte, raconte Terri-Jean au cours d'une longue entrevue téléphonique. C'était très difficile. Il y avait beaucoup de racisme dans les années 50 et 60.»

Ils vivaient dans une extrême pauvreté. Souvent, sa mère ne pouvait pas acheter de lait ou de pain pour nourrir ses quatre enfants. Ils crevaient de froid dans leur maison ouverte à tout vent. Ils puisaient l'eau dans un puits. L'hiver, l'eau gelait et ils devaient faire fondre de la neige sur le poêle.

«À 2 ans, j'avais déjà été hospitalisée à deux reprises pour malnutrition», écrit Terri-Jean dans un livre autobiographique (1) publié en 2011.

Ses parents ont fini par l'abandonner entre les mains des services sociaux. Elle n'avait que 6 ans. Elle se souvient, avec une douloureuse acuité, du jour où elle a été séparée de son père et de sa mère.

«J'étais assise dans une auto avec une travailleuse sociale que je ne connaissais pas et j'envoyais la main à mes parents, qui se tenaient debout près de la ferme. Je pleurais, j'avais faim et j'étais affolée.»

Elle ne les a jamais revus. Trente ans plus tard, elle a su que sa mère avait perdu la vie dans un accident d'auto en 1966. Son père, lui, est mort 10 ans plus tard.

La petite Terri-Jean a atterri dans une famille d'accueil à Windsor, chez les Bedford. Ils l'ont choisie après avoir vu sa photo dans un journal, dans la section «Enfants à adopter». On peut voir la photo dans le livre. Terri-Jean a 5 ans, les cheveux crépus et un teint légèrement chocolaté hérités de son père, un sourire timide et de grands yeux bruns. Elle porte une robe blanche à manches courtes et à col de dentelle.

Si son père adoptif, James Bedford, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, a eu le coup de foudre pour Terri-Jean, la mère, elle, était dure et acariâtre. Elle battait Terri-Jean tous les jours et elle la fouettait avec une ceinture. Elle était obsédée par la propreté, et Terri-Jean frottait du matin au soir. Elle devait prendre ses repas dans la salle de lavage, à l'écart de la famille et de ses frères et soeurs d'adoption.

Terri-Jean a vécu avec les Bedford pendant six ans. Au cours de ces années noires, elle a été agressée sexuellement. «J'aimais ça, dit-elle avec une franchise déroutante. À 8 ans, j'étais déjà très éveillée sexuellement. Ma mère adoptive pensait que j'étais possédée par le diable.»

À 12 ans, elle a quitté les Bedford. «Ma mère adoptive a dit à son mari: "C'est elle ou moi!"»

De 12 à 16 ans, Terri-Jean a connu les écoles de réforme. Elle s'est révoltée et a pris de la drogue. À 16 ans, elle n'était plus sous la responsabilité de l'État. Elle s'est retrouvée dans la rue. «J'étais seule, sans mentor, sans famille et sans amis.»

A commencé alors une longue vie d'errance.

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Elle n'avait ni toit ni argent. Elle s'est réfugiée dans des cafés et s'est liée d'amitié avec des motards, des drogués et des prostitués. «Ils s'intéressaient à moi, ils me trouvaient mignonne et sexy», dit-elle de sa voix rauque égratignée par l'alcool et le tabac.

Elle avait 16 ou 17 ans la première fois qu'elle s'est piquée. «Il a fallu que je plante l'aiguille 40 fois dans mon bras avant que la drogue fasse effet. J'avais des bleus partout, je voulais mourir.»

C'était des amphétamines, mais elle a vite tâté d'un peu de tout: cocaïne, héroïne, sans oublier l'alcool. Et elle couchait avec des hommes. Sans condom.

«J'adorais ça, j'avais de l'argent plein les poches. J'ai essayé de me trouver un boulot, mais je n'avais aucun talent. Par contre, j'étais très douée pour le sexe.»

Mais le métier de prostituée a un côté sombre. «Après minuit, les bars fermaient et les hommes soûls, bourrés de testostérone, patrouillaient dans les rues à la recherche de prostitués. Ils ne respectaient rien. J'ai été volée et battue. Quand on a désespérément besoin d'argent, on prend des risques.»

Elle a été arrêtée, accusée de racolage, puis condamnée à 15 mois de détention. À sa sortie de prison, elle a essayé de rentrer dans le rang. Elle voulait en finir avec sa vie de bâton de chaise, mais elle ne savait que taper à la machine et parler au téléphone. La vie rangée d'une secrétaire? Très peu pour elle. Elle a donc décidé d'exploiter son seul talent, le sexe, mais avec une spécialisation: la domination.

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Lorsque Terri-Jean s'est lancée dans la domination sexuelle, elle n'a pas fait les choses à moitié. Elle s'est installée dans un bungalow à Toronto. La maison comprenait 10 chambres, qu'elle a converties en salles de sévices sexuels. Chacune avait sa vocation: la garderie, l'école, le donjon, le cabinet de médecin, etc.

Photo: PC

En juin dernier, Terri-Jean Bedford tenait une conférence de presse devant la Cour d'appel de l'Ontario. Lundi dernier, cinq juges de cette même cour ont décrété que les bordels étaient légaux.

Les clients assouvissaient leurs fantasmes qui gravitaient autour de l'esclavage, de l'humiliation et des punitions physiques et psychologiques. Certains restaient enfermés dans un cercueil, jouissant d'être privés de tout contact sensoriel, d'autres s'habillaient en bébé ou en écolier et acceptaient avec ravissement les punitions corporelles, fouet, fessée.

Plusieurs portaient un masque ou une cagoule. D'autres avaient les yeux bandés ou passaient des heures étendus sur une table de métal, poignets et chevilles attachés.

Terri-Jean affirme que son établissement n'a jamais dérapé. «Je n'ai jamais fouetté un client sans son consentement. En général, ils me suppliaient pour que je les batte, ça faisait partie du jeu.»

Elle respectait le seuil de tolérance de ses clients. Elle n'a jamais appelé une ambulance. Et il n'y avait pas de relations sexuelles, précise-t-elle. Les hommes pouvaient se masturber, rien de plus.

Ses clients étaient des hommes respectables, des professionnels. «Ils étaient heureux en mariage et avaient des enfants.»

Le 15 septembre 1994, tout s'est écroulé. Quatorze policiers armés ont débarqué dans sa maison, ils ont arrêté le personnel et saisi l'équipement. Terri-Jean était effondrée.

«Ils se sont comportés  comme des nazis! Ils m'ont jetée hors de ma maison, ils m'ont volé mon gagne-pain et ils m'ont humiliée. Ce fut le pire moment de ma vie.»

Elle a protesté. Sa maison n'était pas un bordel puisqu'il n'y avait pas de relations sexuelles, a-t-elle plaidé. Elle a perdu après une longue bataille judiciaire. Elle a interjeté appel. En vain. En janvier 2001, les juges de la Cour suprême ont refusé d'entendre sa cause. Elle a payé une amende de 3000$.

Elle n'a jamais digéré cette défaite. Aucun juge ne l'a crue lorsqu'elle a affirmé que sa maison n'était pas un bordel.

Onze ans plus tard, après une autre longue bataille devant les tribunaux pour légaliser la prostitution, la Cour d'appel de l'Ontario a décrété que les bordels étaient légaux. Une victoire à saveur de revanche que Terri-Jean a savourée avec délectation.

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Aujourd'hui, elle vit de nouveau dans la pauvreté. Elle ne reçoit que 800$ par mois, une misère. «Avant, je gagnais cette somme en clignant des yeux.»

Elle vit avec deux colocataires dans un appartement situé dans un modeste quartier du centre-ville de Toronto.

Elle n'a plus rien: plus de maison, plus de commerce, plus de clients. Elle est malade: hépatite C. Elle a subi quatre traitements de chimiothérapie. Elle paie pour ses années de galère.

Il lui reste sa fille et son petit-fils. Et sa passion pour sa bataille judiciaire qu'elle a l'intention de gagner. Elle a un redoutable avocat, Alan Young, spécialiste en droit criminel, professeur à l'Université de Toronto, défenseur de la veuve et de l'orphelin. Il ne facture aucun honoraire à Terri-Jean et aux deux autres prostituées, Amy Lebovitch et Valerie Scott, qui se battent avec elle.

Mais la bataille est loin d'être gagnée, le premier ministre Harper interjettera probablement appel. Le dossier se retrouvera alors entre les mains de la Cour suprême.

Terri-Jean Bedford se croise les doigts. Elle pense qu'elle a de bonnes chances de gagner, mais elle reste prudente, car, dit-elle, «la politique, et non la prostitution, est le plus vieux métier du monde».

(1) Dominatrix on Trial, iUniverse, 2011.

Photo: PC

Dans son bungalow de Toronto, les clients de Terri-Jean Bedford assouvissaient leurs fantasmes qui gravitaient autour de l'esclavage, de l'humiliation et des punitions physiques et psychologiques.