Je me demande bien que ce que Mies van der Rohe en penserait. Je parle de Milieu humide, cette forêt de tiges vert fluo qui réfléchissent la lumière et réagissent à la météo à l'entrée de l'Île-des-Soeurs et que les autorités de Verdun s'apprêtent à démanteler.

J'imagine que Mies, en moderniste amoureux des lignes pures et dépouillées, aurait bien aimé le dispositif écolo, vivant et humide de cette pièce conçue par le consortium Atelier In Situ et VLAN paysages. En revanche, je doute que celui à qui l'Île-des-Soeurs doit trois tours et une magnifique station-service Esso aurait été d'accord pour que, à peine six mois après son installation, les autorités démantèlent l'oeuvre sous prétexte qu'elle heurte le bon goût de certains.

Avant d'en venir à ces tenants du bon goût de l'Île-des-Soeurs, permettez-moi de m'attarder au cas de Mies van der Rohe, architecte allemand du Bauhaus qui émigra à Chicago et qui, par le truchement de la filiale montréalaise d'une firme de Chicago (Metropolitan Structures), collabora à la mise au point du plan d'ensemble de l'Île-des-Soeurs, au début des années 60.

À l'époque, le maître de Phyllis Lambert avait déjà réalisé (pour son émule et cliente) l'édifice Seagram à New York et jouissait d'une réputation enviable dans le monde. Autrement dit, Mies van der Rohe (qui allait aussi signer les plans de Westmount Square) n'avait pas besoin d'inscrire l'Île-des-Soeurs dans son CV pour briller. S'il l'a fait, c'est parce que, en 1965, l'Île-des-Soeurs était aux yeux du monde une vitrine pour l'avant-garde en architecture comme en urbanisme. Avant-garde, j'insiste.

Or, 40 ans plus tard, que reste-t-il de ce bel esprit d'aventure avant-gardiste? Il restait jusqu'à cette semaine Milieu humide et Le carrousel de l'île, une installation de Michel Goulet. La première a été rebaptisée «Popsicle» et la deuxième, «Tas de ferraille» par les tenants du bon goût, qui ont même un site sur Facebook.

C'est là que j'ai pu lire, au sujet de l'installation de Goulet: «Cet amas de ferraille n'a rien à voir avec le caractère champêtre de notre quartier. Ici dans l'île, dans un quartier où l'esthétique est de mise, elle trône comme une verrue dans un beau visage.»

L'esthétisme, nous y voilà. Qu'est-ce qui est esthétique et qu'est-ce qui ne l'est pas? Et surtout, l'esthétisme a-t-il une place en art?

Par souci de transparence, ou alors par distraction, les auteurs du site contre le Carrousel de Goulet ont affiché un commentaire pas piqué des vers. François, son auteur, commence en ironisant sur l'esthétisme dérisoire dont se réclament ces tenants du bon goût avant de charger à fond de train contre leur terre promise: «L'Île-des-Soeurs est un fantasme de comptables, d'une laideur à couper le souffle, écrit-il. Tout y est terne et convenu, sauf les oeuvres que vous dénoncez. Content de savoir que vous n'êtes que 74.»

François n'y va pas de main morte. En même temps, comment le blâmer de s'en prendre à des gens qui font preuve d'un manque évident de culture et d'une méconnaissance totale du rôle de l'art?

L'art, surtout l'art contemporain, doit nous déstabiliser, nous déranger, nous secouer, nous fasciner, nous choquer même. Lui demander de n'être que joli, décoratif ou champêtre, c'est l'asservir et le réduire à un rôle purement utilitaire. Pas très inspirant...

Ce qui est navrant dans toute cette histoire, c'est d'abord l'idée que certains se font de l'Île-des-Soeurs, ancienne vitrine de l'avant-garde devenue un petit paradis du nain de jardin, de la rocaille chic et de l'arbuste taillé en chevreuil. Encore plus navrant, l'empressement des autorités municipales non seulement à détruire une oeuvre d'art, à jeter aux poubelles un investissement de 450 000 $, mais à invalider le jugement de deux jurys, dont un pancanadien, qui ont choisi ce projet parmi 10 autres.

Pour justifier la démolition, les autorités municipales ont invoqué la sécurité publique. La nuit, la phosphorescence des tiges, qui réfléchissent la lumière des phares des autos, aurait aveuglé certains automobilistes. Pour avoir vu l'installation de jour comme de nuit, je ne me souviens pas d'avoir été aveuglée. Ce dont je me souviens, par contre, c'est qu'en 1976, juste avant de raser l'exposition Corridart avec ses bulldozers, le maire Jean Drapeau avait lui aussi invoqué la sécurité publique.

À l'époque, le geste barbare du maire avait été vivement dénoncé par la population. J'aurais espéré que les résidants de l'Île-des-Soeurs se lèvent à leur tour pour dénoncer le triste démantèlement d'une oeuvre qui interpelle l'oeil et frappe l'imagination. Peut-être est-ce trop leur demander.