Si la sculpture existe aujourd'hui au Québec, si Valérie Blass, Michel Goulet, Armand Vaillancourt ou feu Charles Daudelin ont eu envie de pétrir la matière et d'en faire surgir des formes, des images, des visages, une vision du monde, c'est en grande partie grâce à François Baillairgé et François Guernon, dit Belleville. Les deux font partie des tout premiers sculpteurs du Québec. Ils ont vécu et sculpté à la même époque il y a environ 235 ans, Baillairgé à Québec et Guernon au lac des Deux- Montagnes.

Évidemment, en 1776, on ne sculptait pas des femmes planches en styromousse, des embâcles en forme de fontaines ou des chaises en acier inoxydable pour la voie publique. On ne sculptait pas pour l'amour de l'art, mais pour l'amour de Dieu. Et à cet égard, Dieu a été plus clément pour François Guernon que pour son camarade Baillairgé dont les oeuvres dans la cathédrale de Québec ont été détruites dans un feu en 1922. Guernon, lui, a pour ainsi dire réussi le test de la postérité. Jusqu'à tout récemment, les sept bas-reliefs de neuf pieds qu'il a sculptés en 1776 à la demande des sulpiciens du lac des Deux- Montagnes pour orner les oratoires et chapelles du Calvaire d'Oka étaient encore intacts, accessibles et exposés. Pas dehors, dans la neige, le vent, la pluie ou le verglas comme ce fut le cas jusqu'en 1974. Mais bien au chaud dans une chapelle attenante à l'église patrimoniale d'Oka. C'est dire que 235 ans plus tard, ces bas-reliefs, qui sont en quelque sorte des tableaux en trois dimensions évoquant les stations du chemin de la Croix, ont résisté à l'usure du temps et aux soubresauts de l'Histoire pour nous apparaître aujourd'hui tels qu'ils étaient au moment de leur création et ainsi maintenir un lien visible et concret entre hier et aujourd'hui. Enfin, c'était encore le cas le mois dernier, mais plus maintenant. Les sept bas-reliefs ont en effet quitté la maison de Dieu à Oka pour l'Hôtel des encans à Saint-Henri. Le 8 février prochain, ils seront vendus aux enchères. La décision de dépouiller le Calvaire d'Oka de ses plus précieux apparats vient du directeur de la Fabrique, l'abbé Martin Tremblay. Ce dernier espère que la vente de ce trésor national rapportera à l'église d'Oka un demi-million de dollars, ce qui permettrait à l'église d'avoir un nouveau toit, une électricité refaite à neuf et avec un peu de chance, des nouvelles fenêtres qui ne pourriront pas. Au Québec, la nouvelle religion, ce n'est pas l'art. C'est la rénovation. L'abbé Tremblay me l'a d'ailleurs confirmé. L'important pour nous, c'est de rénover notre église. Pas de faire de la muséologie.

Tout le monde n'est pas d'accord avec lui. Au ministère de la Culture, par exemple, on trouve l'abbé trop pressé de vendre et pas assez soucieux de trouver une autre solution que cette vente facile et expéditive. «On a essayé de lui parler, de le raisonner, de l'aider à trouver une solution moins radicale, mais l'abbé ne veut rien entendre», m'a dit la porte-parole de la ministre St-Pierre. La position du Ministère est simple: les bas-reliefs sont non seulement un trésor national, mais un bien commun appartenant à la communauté d'Oka depuis 1776. Parce qu'ils sont intimement liés à la vie et à l'évolution de cette communauté, ils doivent y rester. Pas seulement pour des raisons muséologiques. Pour des raisons sociales, patrimoniales, historiques.

Je suis entièrement d'accord avec cette position. Certaines oeuvres appartiennent au lieu où elles sont nées. Les enlever de ce lieu fondateur, c'est leur retirer une partie de leur identité et de leur raison d'être.

En 1980, grâce à une subvention de 50 000 $ accordée par le ministère de la Culture, la Fabrique d'Oka est devenue officiellement propriétaire des sept bas-reliefs. De la part du Ministère, c'était une marque de confiance et de respect. Et de la part de la Fabrique, c'était une promesse d'engagement à protéger l'intégrité et la pérennité des bas-reliefs. Que s'est-il donc passé pour que ce propriétaire responsable et engagé dans la protection du patrimoine change son fusil d'épaule et se comporte subitement comme un vulgaire spéculateur uniquement intéressé à faire un profit avec son investissement? Poser la question, c'est y répondre. Il s'est passé que l'église du propriétaire s'est vidée, rendant sa mission de transmettre la parole de Dieu de plus en plus difficile. Il s'est passé que quelqu'un quelque part a dit au propriétaire que s'il rénovait son église à grands frais, les fidèles reviendraient en masse. Le propriétaire a fait évaluer la valeur de ses biens. En voyant sa collection de bas-reliefs, quelqu'un a flairé la bonne affaire et lui a fait miroiter la somme mirobolante de 500 000 $. Le propriétaire s'est mis à rêver en couleurs. «Vendre les bas-reliefs, c'est comme vendre la bague à diamants de votre grand-mère. Sur le coup, ça fait de la peine de s'en séparer, mais après coup on se console en sachant que c'est ce qui va nous permettre de survivre», a tenté de m'expliquer le propriétaire.

Je ne lui ai pas dit, mais je pense que le propriétaire continue de rêver en couleurs. S'il croit vraiment à la survie, il ne devrait pas rénover son église. Il devrait la transformer en musée.