En apprenant la nouvelle de sa mort, hier matin, j'ai levé la tête et fouillé les nuages dans l'espoir de voir Claude Léveillée, bras tendus, crinière au vent, traverser le ciel sur son cheval blanc.

Même si je ne l'ai pas vu défier le soleil et l'immensité, je me suis accrochée à cette idée romantique, exaltée et tout à fait à l'image de l'univers poétique de Léveillée. Mais surtout je m'y suis accroché parce qu'elle m'a aidé à chasser l'autre image: la dernière. Celle d'un homme chétif, malade, victime d'une deuxième hémorragie cérébrale qui l'avait laissé paralysé et aux prises avec de grandes difficultés d'élocution.

L'image aussi d'un homme à femmes, incapable de vivre sans elles et exigeant comme un gamin de cinq ans, confus et colérique, l'amour inconditionnel et l'attention constante de celles qui voulaient bien lui servir de maman. Cet homme-là, auteur des plus grandes chansons du répertoire québécois, un poète et un compositeur au talent si éclatant que la grande Édith Piaf en a fait son otage pour qu'il lui écrive quatre chansons, dont Boulevard du Crime et Les vieux pianos, cet homme devenu l'ombre de lui-même et l'ombre du grand artiste qu'il avait été, m'attendait chez lui à Saint-Benoît il y a exactement cinq ans.

Enfin, c'est plutôt moi qui l'ai attendu devant la grille en fer forgé et les deux tourelles défraichies de son manoir, le manoir de l'Aube, alors qu'une camionnette adaptée le ramenait de l'hôpital où il vivait depuis huit mois. C'est Line, son ex-amoureuse avec qui il entretenait le fantasme de se marier et de faire un enfant, qui m'avait informée que Marie-Josée Michaud, sa biographe, gérante et mandataire, venait de le faire déclarer inapte.

Mais c'est Marie-Josée qui a organisé la rencontre afin de dissiper les rumeurs malveillantes à son sujet et de me montrer que Léveillée était entre bonnes mains et qu'il n'était pas manipulé ni abusé physiquement, financièrement ou moralement par elle.

Je n'ai jamais su le fin fond de l'histoire ni tout à fait compris pourquoi ces deux femmes relativement jeunes se disputaient avec une telle âpreté les faveurs d'un homme de 73 ans aussi diminué. Je sais que Line a fini par renoncer à son rêve de mariée et par être définitivement écartée de l'entourage de Léveillée.

Je sais aussi que Marie-Josée Michaud a pris entièrement le contrôle du manoir et de la vie de Léveillée, en échange de quoi elle s'est arrangée pour qu'il reçoive des soins 24 heures sur 24 et finisse ses jours chez lui. Comment tout cela s'est décliné au fil des semaines pendant cinq ans? Je n'en ai aucune idée, mais peu importe.

Ce que je retiens de cette ultime rencontre avec Léveillée, c'est que, même malade, paralysé et presque aphasique, même angoissé, au bord des larmes, douloureusement conscient de son impuissance et incapable de lever un doigt pour plaquer une seule note sur son vieux piano, cet homme n'a pas cessé de rêver et de se projeter dans l'avenir. «Vous savez, m'avait-il lancé, je n'ai pas quitté la chanson. J'ai juste mis mon buggy de côté.» Tout en lui avait été atteint sauf cette faculté de rêver, d'y croire en encore, de se bercer de l'illusion qu'un jour, peut-être, il se remettrait au piano, un jour il remonterait sur son vieux buggy et irait vers un ultime rendez-vous galant avec la musique et la poésie qui, en fin de compte, ont été le seul grand amour de sa vie.

Hier, en apprenant la nouvelle de sa mort, j'ai levé la tête et dans le ciel nimbé de nuages, je crois bien que j'ai vu Claude Léveillée, un grand sourire aux lèvres, assis sur son buggy, et nous envoyant la main pour qu'on lui dise une dernière fois, salut l'artiste.