C'est ce qu'on appelle une cruelle ironie du sort: un homme, neuropsychiatre de profession, obsédé par le cancer du cerveau qui l'a affligé à 30 ans, consacre sa vie à lutter contre l'ennemi.

Il ne boit pas, ne fume pas, fait de la course à pied tous les jours, se déplace à vélo plutôt qu'en auto, renonce à la viande, bouffe des brocolis et des bleuets, s'empiffre d'oméga-3 et remplace le café par du thé vert. Puis, encouragé par ce nouveau mode de vie qui lui a rendu la santé, il écrit deux livres sur le sujet. Les livres se vendent à des millions d'exemplaires et redonnent espoir à des millions de malades qui élèvent notre homme au rang de gourou et de messie de l'anticancer. Cet homme-là, c'est David Servan-Schreiber. Il vient d'avoir 50 ans et il va bientôt mourir.

En juin 2010, le cancer du cerveau qu'il avait réussi à endormir pendant 20 ans s'est réveillé abruptement. En février dernier, après vaccins et traitements aux billes rétroactives, ses médecins ont constaté que son glioblastome de grade 4 était inopérable et que ses jours étaient désormais comptés.

Servan-Schreiber aurait pu s'avouer vaincu et s'abandonner à la paralysie qui affecte toute la partie gauche de son corps. Il a préféré reprendre la plume pour écrire On peut se dire au revoir plusieurs fois, un livre-testament qui vient d'arriver en librairie et qui est terriblement poignant, pas tant parce que son auteur cherche à s'y justifier, mais parce qu'il y écrit avec la conscience aiguë de sa mort prochaine.

Par un curieux synchronisme, au même moment, de l'autre côté de l'Atlantique, le magazine Time vient de consacrer sa couverture à un cancérologue, vedette de la télé, atteint lui aussi d'un cancer. Le docteur Oz a eu plus de chance que Servan-Schreiber. Son cancer du côlon, détecté dans son premier stade, est pour ainsi dire guéri. Mais le docteur Oz raconte que, parce qu'il était en bonne santé et avait un mode de vie sain fondé sur les principes de l'anticancer, il se croyait invincible. Tellement invincible qu'il a tout fait pour retarder sa colonoscopie. Pourquoi ai-je failli tout saboter?, écrit-il dans son mea-culpa, avant d'expliquer que si les gens aussi rationnels et informés que lui évitent les tests de dépistage, c'est d'abord et avant tout pour s'épargner l'épreuve trop douloureuse d'un diagnostic positif et ses terribles conséquences.

Le mea culpa de David Servan-Schreiber est différent dans la mesure où le neuropsychiatre a pratiqué ce qu'il prêchait, sauf sur un point: «En m'imposant un rythme de travail harassant et excessif, je n'ai pas assez pris soin de moi», écrit-il, ajoutant que le succès de son livre Guérir, paru en 2003, l'a poussé à se donner à fond dans la défense de ses idées partout dans le monde, quitte à s'infliger surmenage et décalages horaires qui ont miné son système immunitaire. «Je pense que j'étais animé par une envie très humaine d'oublier ma condition et de mener ma vie comme tout le monde. Je crois surtout que je me suis laissé aller à une sorte de péché d'orgueil, car j'en étais venu à me sentir quasi invulnérable. Or, il ne faut jamais perdre son humilité face à la maladie.»

Servan-Schreiber avoue qu'il a eu la faiblesse de croire qu'il était protégé du seul fait qu'il respectait les préceptes de l'anticancer. Il a cru que cela lui donnait une licence pour négliger le sommeil, le repos et la recherche du calme intérieur. Il s'est trompé. Il en paie le prix, même si rien ne dit que le calme et le repos, pas plus que l'exercice physique, les bleuets et les brocolis, ne lui auraient évité une rechute. Face à cette maladie complexe qu'est le cancer, David Servan-Schreiber est la preuve qu'il n'existe pas de recette miracle ni de sauveur. S'il n'y avait qu'une leçon à tirer de tout cela, c'est peut-être que le meilleur remède contre le cancer, c'est encore la lucidité.

Sur ce, chers amis lecteurs, je pars en vacances en espérant y trouver un peu de calme intérieur. Je vous souhaite le meilleur été du monde et vous donne rendez-vous à la mi-août.

Pour joindre notre chroniqueuse: npetrows@lapresse.ca