Autant de son vivant que depuis son suicide le 24 septembre 2009, Nelly Arcan ne cesse de fasciner, d'intriguer, de confondre et de répandre, même disparue, un parfum de scandale et de controverse. Ce parfum sulfureux risque d'embaumer l'air aujourd'hui avec la sortie en librairie de Nelly Arcan: de l'autre côté du miroir, une biographie non autorisée, publiée par une maison d'édition commerciale de Marieville et déjà désavouée par la famille de Nelly Arcan et par son dernier compagnon, le musicien Laurent Aglat.

Dans un communiqué, la famille d'Isabelle Fortier, alias Nelly Arcan, s'insurge contre la rapacité d'une maison d'édition qui ne cherche qu'à profiter d'une occasion d'affaires tout en reprochant aux auteures «leur ramassis d'ouï-dire» et «leur interprétation frondeuse et sans profondeur» de l'univers de Nelly Arcan. Quant à la poursuite évoquée à la fin du communiqué, vérification faite auprès de l'avocate de la famille, les parents n'ont pas l'intention de poursuivre ni l'éditeur ni les auteures, Marguerite Paulin et Marie Desjardins. Même s'ils le voulaient, leur cause serait faible puisque la bio cite peu de noms et de faits, ne diffame personne, ne révèle aucun grand secret et se contente souvent d'extrapoler non pas sur la vie, mais sur les écrits de Nelly Arcan.

C'est d'ailleurs ce que leur reproche Laurent Aglat, le dernier conjoint de Nelly Arcan. Dans une lettre ouverte, il qualifie l'oeuvre de «biographie de vautours» et cela en dépit du fait qu'il fut l'une des sources des biographes. «Est-ce qu'on a besoin qu'on nous mente sur la femme derrière l'auteur?», demandait-il hier au téléphone en déplorant le nombre de faussetés dans l'ouvrage. «Ce livre est tout sauf une biographie et ne devrait surtout pas devenir une référence», affirmait-il.

Il n'y a de vérité que la littérature, disait Nelly Arcan qui, tout au long de son oeuvre, s'est employée à mêler les cartes du vrai et du faux. Les auteures de sa biographie perpétuent cette confusion. S'abreuvant abondamment de textes issus de Putain, Folle, À ciel ouvert, L'enfant dans le miroir et Paradis clé en main, les biographes accordent parfois le poids de la vérité à des éléments purement fictifs.

Le meilleur exemple est Cynthia, la petite soeur de Nelly Arcan, dont la mort, à l'âge de 8 mois, aurait plongé leur mère dans une profonde dépression. Or, Cynthia n'a jamais existé sauf dans l'imaginaire de Nelly Arcan. Mais les biographes ne cherchent pas à rétablir la vérité et écrivent comme si la petite, évoquée dans Putain, avait réellement vu le jour.

De la même manière, les auteures fuient l'enquête journalistique et ne laissent jamais les faits gâcher leur histoire. La démarche est peut-être discutable, mais elle est volontaire.

«Nous n'avons jamais conçu ce livre comme une biographie définitive de Nelly Arcan, explique Marie Desjardins, mais comme le premier ouvrage d'une grande famille d'ouvrages que d'autres écriront au fil des ans. Ce qu'on propose, c'est un portrait parmi tant d'autres, un portrait plutôt littéraire, issu de ce qu'on a perçu de Nelly Arcan à travers ses textes, des témoignages de ses amis et notre propre analyse de la femme. Mais nous accuser d'avoir voulu rentrer dans sa tête est ridicule, dans la mesure où c'est ce que font tous les biographes qui tentent de comprendre leur sujet.»

Si Marie Desjardins, une ex-prof de littérature qui gagne sa vie dans le milieu de l'édition, s'est chargée de la prose et du style de la bio, Marguerite Paulin, elle, a réalisé la recherche et seulement une poignée d'entrevues en raison des refus indignés de la plupart des proches de Nelly Arcan.

«Nelly est vénérée par beaucoup de gens qui avaient peur de la trahir, raconte Paulin. On s'est heurtées à une très puissante omerta à son sujet. Évidemment, nous n'avions pas accès à la famille, qui a fait savoir qu'elle n'endosserait jamais notre projet. Pourtant, nous n'avons pas essayé de noircir ou de juger Nelly. Au contraire, même si au départ nous n'étions pas des fans de Nelly Arcan, nous avions pour elle beaucoup d'empathie et une affection presque maternelle.»

En cours d'écriture, les biographes se sont demandé pourquoi la littérature et le succès qu'elle y a connu n'ont pas réussi à consoler Nelly Arcan ni à l'empêcher de se suicider. Pourquoi était-elle habitée par un dégoût d'elle-même aussi puissant et pourquoi vivait-elle sous l'emprise d'idées de midinette indignes de son talent et de son intellect?

Les biographes n'ont pas trouvé de réponses à toutes leurs questions. Reste que le portrait impressionniste qu'elles nous livrent de cette jeune femme à la fois vive et dépressive, complexée et méprisante, libre et colonisée, mais toujours habitée par la peur panique de son déclin littéraire et de sa déchéance physique, ouvre une première fenêtre sur l'énigme qu'est Nelly Arcan.

Malheureusement, une note finale en forme d'épilogue signé par Karl Hardy, un spécialiste de l'autopromotion et futur animateur de Call-TV, plombe l'entreprise au lieu de lui donner de la crédibilité. Qu'à cela ne tienne, ce livre décrié avant même d'être lancé fait la preuve que la vie de Nelly Arcan était un roman et que ce roman est loin d'être terminé.