Ils avaient le choix entre l'éthique et l'économique. Ils ont choisi l'économique. Et ils l'ont fait en toute connaissance de cause. Je parle du groupe Karkwa qui a cédé les droits de Pyromane, petit bijou de chanson emblématique, à Coca-Cola pour une pub de Coke diète diffusée uniquement au Québec. Faut croire que le cachet de Julia Roberts, qui a acheté la même chanson pour un film qu'elle est en train de produire, n'a pas suffi à payer le loyer.

Plusieurs fans du groupe se sont dits déçus de voir leurs idoles, si pures et indépendantes, s'associer à une multinationale, autant dire le mal en personne. Or, Karkwa, par la bouche de son chanteur Louis-Jean Cormier, n'a pas hésité à riposter. «À tous ceux qui sont déçus, je vous souhaite de remplir votre iPhone uniquement d'artistes indépendants de fortune qui ne soignent jamais leur lendemain de veille avec un Coke. Bonne chance!», a-t-il écrit sur Facebook. C'était une riposte pour le moins baveuse qui cherchait bêtement à culpabiliser les fans et à les faire sentir cheap. On aurait pu s'en passer.

Pour le reste, c'est difficile de lancer la pierre (ou la canette de Coke) à Karkwa. D'abord parce que nous vivons à un moment de l'Histoire où la technologie nous permet de nous balader avec 1000 chansons en poche selon l'expression fétiche de feu Steve Jobs. La musique n'a jamais été aussi omniprésente et omnisciente, sa trame sonore ponctuant chaque seconde de notre vie. Son accessibilité, partout, tout le temps, a fini par brouiller les frontières qui existaient autrefois entre la culture, le commerce et la publicité.

Bref, le contexte a changé. Nous sommes en 2011 et non pas à l'époque romantico-puriste de la contre-culture ou du peace and love quand toute personne de plus de 30 ans était considérée suspecte et toute publicité était perçue comme un message subliminal produit en enfer par l'équipe créative de Satan.

Depuis plusieurs années déjà, des dizaines de chanteurs et de musiciens ont vendu leur âme au diable publicitaire, parfois au grand désespoir de notre conscience sociale, mais toujours pour le plus grand bonheur de nos oreilles. Et la publicité, cette grande pute opportuniste, a suivi le courant, amplifiant et accélérant notre symbiose musicale, recrutant des soldats, pas toujours connus du grand public mais jouissant d'une grande crédibilité artistique et prêts à tout pour promouvoir leurs ventes de disques.

Il y a eu des mariages particulièrement heureux. Je pense notamment à celui de la diva soul-funk Janelle Monáe, extraordinaire musicienne et interprète, qui est sortie de l'anonymat grâce à une pub de Chevrolet. Moi qui n'hésiterais pas à faire 300 kilomètres à pied plutôt qu'au volant d'une Chevrolet, dès que j'entends les premiers accords de Tightrope de Janelle Monáe, je monte le son, je m'approche de l'image et je me mets à danser devant la putain de Chevrolet. Et je sais que je vais faire exactement la même chose quand les accords évocateurs de Pyromane vont embraser les canettes de Coke à la télé, parce que j'adore cette chanson et que je pourrais l'écouter pendant 100 ans sans m'en lasser.

La politesse la plus élémentaire serait d'ailleurs de remercier Coke. En effet, grâce à la multinationale, Pyromane va connaître une deuxième vie et rejoindre un vaste public qui lui était étranger. Et puis, ses auteurs vont gagner assez d'argent pour payer leur loyer et enregistrer un nouveau disque. C'est vrai, mais ce n'est pas une raison pour oublier que Coke ne vend pas que de la belle musique. Elle vend de l'obésité et du diabète. Et si on a suivi la campagne Stop Killer Coke et vu le documentaire L'affaire Coca-Cola où deux avocats américains tentent de faire reconnaître devant les tribunaux la responsabilité de Coca-Cola dans l'assassinat de huit syndicalistes colombiens, on devine que Coke n'est pas toujours synonyme de bonheur en cannette.

Ne nous racontons pas d'histoires: en vendant Pyromane à Coke, Karkwa a joué avec le feu. Mais ce que je redoute le plus, ce n'est pas que Karkwa ait perdu son âme. C'est qu'il ne l'ait pas vendue assez cher.