C'est nul. C'est pourri. C'est une merde: trois paroles qui ont dû fuser de la bouche de feu Steve Jobs au moins 100 millions de fois, semant le doute, la colère et la terreur autour de lui. Ce verbe brutal, chargé à bloc comme une kalachnikov, a accompagné le fondateur d'Apple jusqu'à la fin.

Il a résonné dans cette chambre d'hôpital où, souffrant le martyre après une de ses nombreuses opérations, il a refusé le masque à oxygène de l'infirmière sous prétexte que son design était affreux. Une collection complète de masques lui a été soumise et a subi les mêmes critiques assassines jusqu'à ce que sa femme Laurene perde patience et lui en mette un de force.

Cette anecdote en est une parmi des centaines relatées dans la biographie de Walter Isaacson, tout simplement intitulée Steve Jobs. En ressort un portrait aussi fascinant qu'il est dénué de complaisance à la demande même de Jobs, qui a courtisé le biographe récalcitrant pendant cinq ans, avant de le convaincre. À la grande surprise du biographe, le control freak qu'était Jobs lui a promis de ne pas exercer le moindre contrôle sur le texte. Il a tenu promesse.

«C'est votre livre. Je ne le lirai pas», a dit Jobs, qui voulait que ses enfants sachent qui il était vraiment.

«Jobs n'était ni un patron modèle ni un être humain irréprochable», écrit en introduction l'auteur, une formule polie pour décrire rien de moins qu'un fou furieux. Oui, Steve Jobs était un génie, un visionnaire, un monument d'intelligence instinctive et fulgurante, un astre éclatant, à la croisée des sciences humaines et de la technologie, un perfectionniste amoureux du design qui a opéré une osmose parfaite entre l'esthétique d'un objet, sa fonction et sa fabrication.

Mais c'était aussi un fou furieux, un obsessif-compulsif, un manipulateur, un narcissique carencé qui ne s'est jamais remis d'avoir été abandonné à la naissance par ses parents biologiques et qui a servi la même médecine amère à Lisa, sa première fille (qu'il a fini par reconnaître plus tard).

Jobs avait 23 ans, le même âge qu'avaient ses parents biologiques, lorsqu'il a abandonné la petite Lisa. Il avait déjà fondé Apple dans le garage de ses parents adoptifs avec le doux et génial Steve Wozniak, et malgré des tests d'ADN concluants, il continuait de nier l'évidence de sa paternité. Pourtant, trois ans plus tard, à la suite du naufrage de l'ordinateur Apple III, Jobs débaucha deux ingénieurs de Hewlett-Packard pour qu'ils conçoivent un nouvel ordinateur qu'il baptisa... Lisa.

«Bien sûr que c'était le nom de ma fille!», réplique Jobs à Issacson, sans relever ce paradoxe freudien délirant. De la même manière, Jobs pouvait traiter de merdique une idée qu'on venait de lui présenter, puis deux heures plus tard dans une réunion, revendiquer la paternité de cette même idée. Tout cela au nom d'un principe qui, selon le biographe, a dicté toute la vie de Jobs: la distorsion de la réalité.

Quand quelque chose ne faisait pas l'affaire de Steve Jobs, elle n'existait pas. Il n'en tenait pas compte et poursuivait, sans s'en soucier, sa quête de la perfection vers un nouvel ordinateur, un nouveau système, une nouvelle façon de concevoir la communication, la consommation, le marketing. Sa vision distordue de la réalité est à l'origine de ses plus grands succès. Mais elle a aussi généré son lot d'échecs, dont le plus grand de tous: sa mort à 56 ans d'un cancer qu'il a tardé à soigner.

Dans la dernière édition du New Yorker, le sociologue Malcolm Gladwell estime que Jobs n'était ni un inventeur ni un visionnaire, mais un «tweaker». «Le visionnaire part avec une feuille blanche et réinvente le monde, écrit Gladwell. Le tweaker hérite de ce qui existe déjà et le pousse et le tire vers la perfection. Jobs était quelqu'un qui prenait les idées des autres et les transformait.»

Difficile de le contredire quand, au fil des 640 pages de la biographie, on découvre à quel point les plus trippantes innovations de Jobs sont nées d'échecs, de ratés et de retards par rapport à la concurrence, ce qui en passant est tout à son honneur. Ainsi, la mythique souris Apple a été «empruntée» aux ingénieurs de Xerox, l'iPod n'est arrivé qu'après l'avènement des mp3 et les téléphones intelligents existaient avant l'iPhone.

Quant à l'iPad, après s'être fait rebattre les oreilles dans un souper par un ingénieur de Microsoft au sujet d'une nouvelle tablette révolutionnaire, Jobs est rentré chez lui en fulminant: «Fuck it! On va leur montrer c'est quoi, une vraie tablette!»

Malheureusement, Jobs a fait preuve de la même arrogance en apprenant qu'il avait le cancer. Persuadé qu'il savait mieux que les médecins comment soigner son pancréas, il s'est lancé dans une diète macrobiotique à base de granules et de jus de fruits. Comme il avait un lourd passé de troubles alimentaires et de jeûnes extrêmes, il a aggravé son cas. Quand ils l'ont opéré neuf mois plus tard, c'était déjà trop tard. Les métastases avaient causé des ravages dont même une greffe du foie n'a pu venir à bout.

La biographie se termine par un après-midi ensoleillé dans le jardin de sa maison de Palo Alto. Jobs, le bouddhiste, aimerait bien que quelque chose perdure après la mort. «Mais d'un autre côté, peut-être que c'est comme un interrupteur: clic et puis rien», dit-il avant d'ajouter en esquissant un sourire: «C'est sûrement pour cela que je n'ai jamais aimé les interrupteurs sur les produits Apple.»

On referme cette passionnante biographie avec une vision plus riche et plus complexe de Steve Jobs. Mais surtout, on la referme avec un nouveau respect pour le génie et le fou furieux qu'il était.