À la dernière de Six dans la cité l'an dernier, sachant que cette émission vouée à la culture (à laquelle j'ai eu le plaisir de participer) ne reviendrait plus, j'ai eu une idée. C'était une idée purement opportuniste qui tablait sur l'ascension fulgurante de la cuisine dans les médias et plus particulièrement à la télévision, ascension qui, à mon grand déplaisir, se fait au détriment de la culture.

Pourquoi on ne ferait pas Six dans la cuisine? ai-je lancé plus ou moins à la blague, ce soir-là à mes camarades. Tout le monde a bien ri. On m'a même mise au défi de rédiger un projet en bonne et due forme, chose dont je me suis acquittée avec diligence. J'ai conçu une espèce d'avatar où, entre deux recettes et un plat mitonné par un artiste, on discuterait culture. Une fille s'essaie...

Le projet est finalement tombé à l'eau, comme mille autres projets conçus aux quatre coins de la ville. Pas grave, me suis-je dit. C'est la vie.

À l'époque, j'avais déjà constaté que la culture n'avait plus tellement la cote dans les médias et que les amoureux de culture étaient une espèce en voie d'extinction. Mais cette semaine, en prenant connaissance du bilan annuel de la firme Influence Communication, mon constat s'est mué en statistiques.

Selon Jean-François Dumas, président de cette firme qui mesure l'espace occupé par divers sujets dans les médias, la cuisine devait en principe supplanter la culture dans deux ans. En réalité, c'est chose faite. En l'espace de 12 petits mois, la cuisine est passée de service à divertissement, dévorant le peu d'espace médiatique dévolu à la culture.

J'aimerais bien crier au scandale, mais je suis pour ainsi dire tiraillée entre deux feux. Car toute passionnée de culture que je sois, j'ai un penchant de plus en plus prononcé pour la cuisine, comme au demeurant... le reste de l'humanité. J'aime voir les chefs bitcher les apprentis cuistots dans l'émission Les chefs. J'aime regarder les invités de Geneviève Brouillette à l'émission Recettes de chefs sur TV5, se mettre les pieds dans le plat et s'arracher les cheveux à vouloir reproduire un impossible pavé de saumon fumé maison et une panna cotta de chou-fleur signés Laurent Godbout. J'ai déjà été totalement accro aux aspirants cordons bleus d'Un souper presque parfait et certains vendredis soir, je suis même prête à me farcir le ton mortifère des Touilleurs rien que pour le plaisir de me perdre dans la beauté étincelante de leurs instruments de cuisine et le raffinement de leurs recettes.

Bref, je n'ai rien contre la cuisine. Bien au contraire. J'adore cuisiner tout comme j'adore manger. Je me demande seulement pourquoi l'intérêt pour la cuisine doit nécessairement se faire au détriment de la culture. Le public est-il à ce point monomane qu'il ne peut pas s'intéresser à deux choses en même temps? Ne voit-il pas qu'il y a une sorte de complémentarité naturelle entre ces deux formes de nourriture? Et qu'un corps bien nourri a le devoir de ne pas affamer son esprit?

Un élément du bilan annuel d'Influence Communication apporte un début d'explication à la situation. C'est un élément assez déprimant merci, qui anéantit le concept même de nourriture. On pourrait croire qu'à force de regarder les émissions de cuisine, les gens cuisinent davantage et sont soucieux de mieux nourrir leur corps. Pas du tout. Non seulement ils ne cuisinent pas, mais la plupart du temps, ils se nourrissent de surgelés. L'expérience culinaire pour eux est un spectacle, pas une réalité dans leur vie de tous les jours.

Sachant cela, une conclusion s'impose: ceux pour qui la nourriture n'a aucune vraie valeur peuvent difficilement développer un appétit pour la culture, cette nourriture de l'âme et de l'esprit. Ceci, malheureusement, explique cela.

J'ignore si la tendance est irréversible ou si ce n'est qu'une mode qui passera comme toutes les modes. Ce que je souhaite à ce stade-ci, c'est qu'à force de se gaver d'émissions de cuisine, les gens se lassent, ou de la cuisine ou de leur propre passivité. Je souhaite par-dessus tout que les gens comprennent que l'appétit vient en mangeant, mais qu'à l'occasion, l'appétit vient aussi en se cultivant.