Je l'ai connue jeune, insouciante et souveraine. Je l'ai vue partir pour la gloire, avec sa nouvelle taille de mannequin et ses cheveux courts platine. Je l'ai vue revenir, un peu plus ronde, un peu moins souveraine, déçue mais jamais complètement défaite. Je l'ai croisée souvent par la suite, entre deux verres, deux fêtes, deux couloirs, un sourire ironique collé aux lèvres, pas vraiment contente de son sort, mais pas foncièrement malheureuse non plus.

Et puis, il y a eu cet après-midi trop ensoleillé où je l'ai aperçue titubant rue Hutchison. C'était en juin 2009. Le corps amaigri et déformé par la maladie de Parkinson qui avait commencé son travail de sape deux ans plus tôt, un simple filet de voix, l'angoisse comme un grand noeud dans l'estomac - j'ai eu mal en la voyant réduite à cette ombre impuissante, elle autrefois si fière et vaillante.

Je l'ai revue une dernière fois l'été dernier. Elle tentait péniblement de manoeuvrer son nouveau et rutilant fauteuil motorisé pour aller s'acheter une glace au Bilboquet. «T'as besoin d'aide?», lui ai-je demandé en voyant qu'elle n'arrivait pas à ouvrir la porte de la crémerie. «Surtout pas, il faut que j'apprenne», m'a-t-elle lancé avec un fond d'orgueil.

Chantal Jolis n'était pas une amie, mais je l'aimais. Pour son énergie, sa vitalité, son cran, son sale caractère, ses exigences folles, son sens de la répartie. Dans la vie, la vie professionnelle s'entend, elle pouvait être dure, cassante, chiante à l'extrême, comme la maudite Française qu'elle n'a jamais cessé d'être, tout en étant malgré tout une amoureuse inconditionnelle du Québec où elle a choisi de vivre, et l'éternelle fiancée des Îles-de-la-Madeleine, où elle a choisi de mourir.

Elle n'était pas toujours drôle ni commode, mais, devant un micro, tout basculait. Devant un micro, elle s'allumait, s'enflammait, s'embrasait. Devant un micro, elle était cette autre, plus belle, plus fine, plus généreuse et plus humaine, une version idéale d'elle-même, en somme.

Hier matin, à la radio de Radio-Canada, les témoignages émus étaient aussi nombreux que les trous de mémoire. On rappelait comment, à son arrivée en ondes en 1980, Chantal Jolis avait été une bouffée d'air frais pour la radio publique. C'est vrai. Avec son ton chaleureux et familier, avec cette spontanéité à des années-lumière de la psycho-rigidité radio-canadienne de l'époque, Chantal Jolis a sonné le début de l'ère moderne de la radio publique. D'abord l'après-midi avec Jean-François Doré à Bouchées doubles, puis seule en scène avec C'est du Jolis. Mais c'est vraiment avec L'oreille musclée, diffusée tous les jours entre 11h et midi de 1983 à 1986, qu'elle a en quelque sorte réinventé la case du matin et mis la table pour les Charette, Bazzo et compagnie.

Il reste qu'hier matin, ce qu'on a omis de dire, c'est que le règne glorieux de la reine Jolis à la radio publique fut de courte durée: six ou sept années tout au plus. Après, rien n'a plus jamais été pareil entre Radio-Canada et Chantal Jolis.

C'est en partie de sa faute. Quand Guy Fournier est venu la chercher pour animer le talk-show de fin de soirée à TQS, en 1986, elle était tellement ravie et tellement sûre d'elle-même qu'en faisant ses adieux, elle a annoncé avec jubilation qu'elle ne reviendrait plus jamais à la radio publique. Jamais!

Mauvais calcul. Pour Jolis à croquer, elle a perdu 30 livres, s'est fait teindre les cheveux platine et est entrée en ondes pour aussitôt se planter, sans doute parce que tout ce qui faisait son charme à la radio, y compris son accent français, ne passait pas à la télé, dans une émission de ce genre et surtout devant un public qui n'avait aucune idée de qui elle était.

Après cet échec, elle a bien tenté de revenir à Radio-Canada, mais sa place était prise et personne n'avait envie de faire de faveurs à l'ingrate qui avait quitté le bateau de la radio pour les sirènes de la télé. Elle est partie. Tant pis pour elle.

Pendant quelques années, Chantal a ramé, incapable de se caser malgré sa voix faite sur mesure pour le micro, malgré son indéniable présence radiophonique. Et quand elle est finalement revenue, c'est par la porte d'en arrière, en se faisant offrir des remplacements aux fêtes et des chroniques dans les émissions des autres.

Dépitée, Chantal Jolis est partie à CKAC. Pendant un an, en 1991, elle a coanimé une émission le midi avec Jean Cournoyer avant d'être remerciée de ses services. Elle a alors réalisé quelques pubs pour la télé, croyant se lancer dans une nouvelle carrière qui fut de courte durée.

Et puis elle est revenue au bercail, à la radio de Radio-Canada. Elle a retrouvé son micro, mais un micro à portée réduite, à l'écart des heures de grande écoute. Elle a repris C'est du Jolis 15 jours en décembre 1999 et un an en 2000. Puis il y a eu Les îles jolies à l'été 2002, Un petit air de samedi soir, Bashibouzouk et Quand le chat n'est pas là.

En 2007, pour ses 60 ans, elle s'est retrouvée devant le trou noir d'un diagnostic de Parkinson lui arrachant ce qu'elle avait de plus précieux: sa parole et sa mobilité. Au cours des deux dernières années de sa vie, les lumières sont revenues brièvement briller sur elle, la berçant d'hommages qu'elle savourait goulûment tout en restant douloureusement consciente que rien de tout cela n'arriverait à repousser la maladie. À la fin, il ne restait plus grand-chose à Chantal Jolis sinon la musique et son amour indéfectible pour la beauté des Îles. C'est là qu'elle est partie mourir. Seule et sans micro.