Alain Tremblay n'est pas un millionnaire. C'est un prof au secondaire, qui enseigne l'éthique et la culture religieuse. Il n'est pas riche, mais il n'est pas pauvre non plus. Avec le salaire de ses 30 années de services, il aurait pu se payer des vacances dans le Sud tous les hivers ou devenir propriétaire d'un rutilant véhicule récréatif Beaver Holiday Rambler de 43 pieds. Alain Tremblay a préféré investir ses économies dans l'art contemporain. En l'espace de 15 ans, cet autodidacte sans aucune formation en art s'est monté une étonnante collection d'art contemporain constituée d'oeuvres de grosses pointures d'ici, allant de Marcelle Ferron à Marc Séguin en passant par Sylvain Bouthillette, Rafael Sottolicio, BGL et Yannick Pouliot. Sa collection est la preuve éclatante qu'avec peu de moyens, beaucoup de passion et une bonne dose de discipline, collectionner de l'art contemporain est à la portée de tous.

J'ai rencontré le prof à la maison de la culture Frontenac, où l'expo La collection branchée de Monsieur Tremblay est présentée jusqu'au 22 avril et s'inscrit dans la série Collectionner, présentée dans neuf autres maisons de la culture. Au téléphone, Alain Tremblay avait la voix d'un collectionneur de timbres rangé. En personne, il ressemble plus aux oeuvres radicales et exigeantes de sa collection. Grosses lunettes carrées, cravate de l'Armée rouge, chemise kaki Diesel, Alain Tremblay est un jeune quinquagénaire à la page et un sympathique Bleuet qui a gardé l'accent chantant du Saguenay. Il n'est pas marié, n'a pas d'enfant.

L'art contemporain est arrivé dans sa vie tard et un peu par accident alors qu'il se promenait dans les galeries du Vieux-Montréal. Mais au moins un trait de personnalité le prédisposait à devenir collectionneur: la monomanie, ce drôle de délire caractérisé par une préoccupation unique. À l'adolescence, ce fut pour le sport, puis plus tard, pour les vieilles Alfa Romeo. Au moment où il est tombé en amour avec l'art, à 35 ans, Alain Tremblay possédait deux Alfa Romeo de collection et un Corno, qu'il a aussitôt vendus pour pouvoir s'acheter son premier Marc Séguin. Il en a acquis une vingtaine depuis.

Les oeuvres d'autres artistes n'ont pas tardé à s'ajouter à sa collection, comme ces deux fauteuils surdimensionnés de Yannick Pouliot ou encore ce carré de tapis rouge au centre duquel repose un couvercle d'égout en fonte à l'effigie de la reine coiffée d'un panache d'orignal. L'oeuvre conçue par Martin Bureau a été censurée par la Ville de Québec à l'occasion de son 400e anniversaire. Monsieur Tremblay en est désormais l'heureux propriétaire.

«L'art est une sorte de potion magique dans laquelle je suis tombée et pour laquelle j'ai dû faire des choix. Vous ne me verrez jamais flamber 300dollars un soir au resto. À ce prix-là, je préfère m'acheter une oeuvre. Il m'arrive de m'endetter ou d'avoir un peu trop recours à ma marge de crédit, mais au moins, il m'en reste toujours quelque chose.»

Pour alimenter sa passion, Alain Tremblay fréquente les encans des galeries Clark, Esse et Articule, où il y a toujours moyen d'acquérir des oeuvres à prix raisonnable. Au fil des ans, il s'est aussi lié d'amitié avec plusieurs artistes. Certains, comme Marc Séguin, lui ont fait des cadeaux; d'autres, comme Rafael Sottolicio ou Mathieu Bureau, en ont fait le sujet d'un tableau, et d'autres ont échangé un tableau contre un ordinateur, un billet d'avion ou la location d'un chalet. Sa collection compte aujourd'hui plus de 150 oeuvres et pas tous des petits formats. Impossible d'accrocher toutes les oeuvres aux murs de son condo de 1200 pieds carrés.

Qu'à cela ne tienne. Monsieur Tremblay effectue régulièrement une rotation de ses oeuvres, dont plusieurs dorment dans des ateliers ou des entrepôts. «Au lieu de déménager, je change les tableaux sur mes murs et je me retrouve tous les deux ou trois ans dans des univers complètement différents.»

Va pour la rotation, mais une question demeure: comment le prof fait-il pour vivre entouré d'oeuvres non seulement imposantes, mais au discours radical et parfois choquant sur la mort, l'aliénation et la souffrance? «Choquer, ça fait partie de l'art. Moi, j'aime qu'une oeuvre me parle, qu'elle me bouscule et me brasse. Quand c'est trop tranquille, ça m'intéresse moins.»

Autant dire que ça doit brasser certains soirs de brume chez Monsieur Tremblay quand il se retrouve devant une cathédrale en ruine dessinée avec des cendres humaines par Marc Séguin ou face aux dessins à l'encre de Chine un brin morbides de Patrick Bernatchez, ou de ce tableau où Sylvain Bouthillette a reproduit en grosses lettres noires sur fond blanc, FARME TA FUCKING CRISSE DE GUEULE, charmante expression qu'une élève dissipée du prof lui a un jour lancée en classe. Mais Alain Tremblay m'assure que les oeuvres se parlent entre elles et que leur murmure l'apaise au lieu de le faire halluciner. Il n'en reste pas moins que

Monsieur Tremblay se sent à un tournant. Depuis 15 ans, il collectionne celles d'une génération, à savoir des artistes de 40 ans dont les oeuvres sont maintenant dans les musées et les collections d'entreprise. Or, il voit bien qu'il ne pourra pas collectionner indéfiniment, notamment parce qu'il veut travailler moins et voyager plus. Tôt ou tard, il va devoir à regret se départir de certaines oeuvres. Il se prépare tranquillement à en faire son deuil. En attendant, tous les Montréalais sont invités à découvrir sa collection et, qui sait, à suivre son exemple, afin qu'une nouvelle génération de collectionneurs, pauvres mais passionnés, prenne la relève.