L'histoire commence donc un midi récent, je suis dans un IKEA et mon portable sonne. Je ne reconnais pas le numéro, mais je reconnais la voix. C'est celle d'Alain Gravel, journaliste d'Enquête, à Radio-Canada.

- C'est Alain Gravel, je retourne votre appel...

- Salut Alain, c'est Patrick Lagacé...

- Salut, tu m'as appelé?

- Euh, non.

- Ton numéro est dans mon téléphone...

- Eh bien, si c'est le cas, c'est bien involontaire, Alain...

J'ignore comment j'ai pu appeler, sans m'en rendre compte, l'homme qui fait trembler les gangs de routes québécois. Mais, étant un peu occupé à choisir la teinte du bois qui coiffera mon nouvel îlot de cuisine, j'oublie le quiproquo.

Le lendemain matin, il est 7h15 quand mon téléphone me réveille. L'hémisphère gauche de mon cerveau est encore dans ce rêve où j'échappe à des ours roses pendant que le droit commande à ma main gauche de trouver ledit portable.

L'afficheur affiche: Guy A. Lepage.

N'étant pas un intime de l'animateur de Tout le monde en parle, je me demande ce qu'il me veut de si bon matin, en éteignant la sonnerie, pour retourner à mes ours roses. Mais le mal est fait: je suis groggy, mais réveillé.

Un texto de Lepage apparaît sur l'écran de mon iPhone: Tu m'as appelé? Moi: Non. Je dormais. As-tu un appel de moi dans ton registre? Lui: Oui. Et je dormais aussi. Strange!

Là, c'est plus bizarre. Deux quiproquos du genre en moins de 24 heures.

Ce coup-ci, je sais que je ne peux pas avoir appelé Guy A. Lepage par erreur: je dormais. Puisqu'il faut nourrir le monstre, je fais de ces incidents un billet sur mon blogue. En demandant aux lecteurs s'ils ont vécu, eux aussi, des trucs du genre.

Puis, à midi, c'est MC Gilles, facétieux DJ collaborant avec Infoman et Paul Arcand, qui m'appelle. Lui aussi dit répondre à mon appel. Je ne l'ai pourtant jamais appelé.

(Insérez, ici, la musique de Twilight Zone.)

En tant que journaliste hautement entraîné, je sais bien que le bras du hasard n'a rien à voir dans cet engrenage téléphonique kafkaïen...

Une demi-heure plus tard, le téléphone sonne. C'est le recherchiste François Gariépy, de la station NRJ à Québec. Il a vu le billet sur le mystère de mon iPhone sur mon blogue. Et il appelle pour faire une confession. Tout ça est un coup pendable de PY Lord, animateur à NRJ.

François me parle d'un site web américain, spécialisé dans les pranks, comme on dit aux USA, qui permet de générer des quiproquos comme ceux que j'ai vécus avec Gravel, Lepage et Dave Ouellette (alias MC Gilles).

Jusqu'ici, c'est drôle. Je suis intrigué par le tour de passe-passe technologique. Bonne pâte, je ris.

Mais j'ai failli faire une embardée sur Pie-IX quand François m'a révélé la fonction maléfique de ce site web américain: il permet d'enregistrer les conversations des gens ainsi piégés par le générateur de quiproquos téléphoniques.

- Pardon? Tu veux dire que j'ai été enregistré?

- Oui. On a diffusé ta conversation avec Alain Gravel...

Je sentais bien que François marchait sur des oeufs. Qu'il appréhendait ma réaction ou la lettre du bataillon d'avocats travaillant pour moi.

Bizarrement, je n'étais pas fâché contre NRJ. J'étais fâché qu'un tel site existe.

Je suis peut-être vieux jeu, mais l'enregistrement de conversations téléphoniques, dans mon univers, prend place quand des flics font une demande à un juge, qui examine les motifs présentés par la police et qui autorise (ou pas) la requête.

Pas par la grâce d'un site qui s'appelle PrankDial!

J'ai prestement retracé l'administrateur du site, un Américain du nom de Fahim, qui n'a pas voulu me donner son nom de famille (vie privée oblige, j'imagine). Mais qui m'a expliqué que c'est un bidule apparenté à la téléconférence qui permet d'ainsi enregistrer, à leur insu, des gens.

- Et, Fahim, que fais-tu de mon consentement?

- Les personnes qui font le coup doivent avertir les gens qui ont été attrapés...

Ah, bon! Voici à quoi tient, au XXIe siècle, notre vie privée: à la bonne volonté de gens qui, cachés derrière leur PC, nous tendent des pièges sous le couvert d'une bonne blague.

- Mais c'est illégal, mon gars, c'est de l'écoute électronique, ça...

- Nous collaborons toujours avec la police, a lancé Fahim.

J'ai appelé la commissaire à la vie privée du Canada - par ailleurs en guerre avec Facebook sur la question de la vie privée -, dont le bureau n'avait jamais entendu parler d'un tel stratagème.

Un stratagème illégal, je le précise: enregistrer des gens à leur insu est illégal au Canada et aux États-Unis. Une des parties enregistrées doit savoir qu'elle est enregistrée. Comme m'a dit Vincent Gautrais, professeur de droit à l'Université de Montréal, à propos de PrankMachin.com: «C'est illégal, mais ça requiert le recours au droit pour faire cesser cette pratique. Or, si vous voulez exercer vos droits, ça va vous coûter cher.»

L'internet est une bête formidable, insiste le professeur Gautrais. Mais c'est une bête qui est encore à l'adolescence. Donc: «Nous sommes au début d'un phénomène que nous ne mesurons pas encore», dit-il.

D'où un certain flou juridique transnational, dans le cas d'une bibitte comme PrankDial, qui permet à n'importe quel quidam d'espionner les conversations téléphoniques de son prochain, avec le degré de difficulté habituellement associé à se fouiller dans le nez.

- Quelle est la solution pour contrer des PrankDial, professeur?

- Je n'en ai pas!

Bienvenue au XXIe siècle...

Il va être très transparent.