Prenez un citoyen. Ce citoyen est fâché. Il s'est frotté à une des mamelles de l'État et il n'est pas content du résultat. Quand il débarque dans le bureau du député de sa circonscription, le personnel politique appelle ça un «cas de comté».

Le citoyen peut être insatisfait de la lenteur de la SAAQ concernant les indemnisations de sa mère, accidentée de la route, d'un débranchement d'Hydro-Québec, d'un avis de cotisation du ministère du Revenu ou de l'impossibilité de trouver un médecin de famille. Les cas sont multiples.

 

Les attachés politiques du député s'occupent de ces «cas de comté» du mieux qu'ils le peuvent. En faisant pression sur la «machine», sur les fonctionnaires.

J'insiste: les attachés du député, particulièrement ceux du bureau de circonscription, s'occupent majoritairement de ces cas. Je ne dis pas que le député n'écoute jamais le citoyen mécontent. Il le fait. Mais le gros du travail est abattu par les attachés politiques.

Et, parfois, ils font triompher le gros bon sens et poussent la «machine» à voir la lumière. Parfois, ils échouent. Parfois, aussi, la machine a de bonnes raisons d'avoir rendu une décision qui indispose le citoyen fâché.

Au printemps 2008, Luigi Coretti était ce citoyen fâché qui est allé s'asseoir dans le bureau d'un député.

M. Coretti voulait un permis de port d'arme. La Sûreté du Québec, qui administre dans notre province la Loi fédérale sur les armes à feu, refusait de lui en accorder un. Motif: M. Coretti ne respectait pas les critères prévus par la loi pour l'attribution de ce permis.

Au cas où vous l'auriez oublié, Luigi Coretti est le grand patron de BCIA, cette firme de sécurité privée qui est devenue célèbre la semaine dernière.

Célèbre? On a appris un tas de choses sur BCIA, ces derniers jours. Qu'une des mamelles de l'État (les FIER) a investi des millions dans la firme, qui flirte malgré tout avec la faillite. Que son patron, M. Coretti, ami du ministre déchu Tony Tomassi, est un fidèle donateur à la caisse du PLQ. Que des cadres de BCIA ont servi de prête-noms pour contribuer à la caisse du PLQ. Que BCIA est la firme chargée de la sécurité du quartier général de la police de Montréal. Que Tony Tomassi, alors simple député, a eu en poche une carte de crédit de BCIA pour son usage personnel (motif officiel de sa «démission»).

C'est donc ce Luigi Coretti, citoyen fâché, qui est allé s'asseoir dans le bureau du député Jacques Dupuis pour parler de permis de port d'arme, au printemps 2008.

J'aimerais dire que Jacques Dupuis est le député de M. Coretti. Il ne l'est pas: M. Coretti est lavallois et M. Dupuis est député de Saint-Laurent.

Comme tout le monde, j'ai entendu les explications de M. Dupuis. Il dit qu'il a écouté M. Coretti comme il aurait écouté n'importe quel citoyen se présentant à son bureau.

Reste que c'est quand même une rencontre hautement improbable. Ce n'est pas vrai que n'importe quel citoyen peut se présenter comme ça au bureau de son député et le rencontrer. Surtout quand ce député est ministre. Surtout si ce citoyen n'habite pas dans la circonscription du député-ministre.

Mais supposons que tout cela est normal. Supposons que M. Dupuis, ministre et leader du gouvernement en Chambre, ait le temps de rencontrer personnellement des citoyens fâchés pour des cas de non-comté. La rencontre Coretti-Dupuis reste insolite.

Parce que dans le grand ordre des choses, il s'agit d'une affaire banale. Il n'y a pas de grande injustice dans le refus de la SQ d'accorder un permis de port d'arme au patron d'une agence de sécurité parce qu'il ne fait pas de transport de valeurs sur une base régulière. La SQ accorde très peu de ces permis.

On ne parle pas, ici, d'une mère de famille qui crève de faim parce que la SAAQ est insensible ou d'un assisté social qui va devenir sans-abri parce qu'un inspecteur de la Sécurité sociale s'est pris pour un agent de la Stasi.

On parle d'un gars qui veut un gun, de la SQ qui juge qu'il n'en a pas besoin et qui lui refuse le permis de port d'arme.

C'est le genre de truc qui devrait mourir sur le bureau d'un attaché politique. C'est le genre de truc qui ne devrait jamais monopoliser l'attention d'un ministre.

Et pourtant, Jacques Dupuis, ministre de la Sécurité publique, donc chef politique de la SQ, a pris le temps de s'asseoir avec M. Coretti. Il l'a écouté. Et il a dit à son chef de cabinet de s'asseoir avec M. Coretti pour écouter ses doléances.

Les suites de la rencontre Coretti-Dupuis sont également intrigantes. Parce que M. Coretti l'a eu, son permis de port d'arme. On ne sait pas trop comment, il se peut que ce soit par l'opération du Saint-Esprit, mais la SQ a fini par le lui donner, son permis de port d'arme!

Ce que M. Dupuis affirme, c'est qu'il a dit à son chef de cabinet - Jocelyn Turcotte, un ancien de la SQ - d'écouter M. Coretti, mais de ne pas faire pression sur la SQ. D'écouter mais de ne rien faire.

Avouez que, comme message contradictoire, celui-là est de calibre olympique!

(Denis Lessard nous apprend, aujourd'hui, que M. Turcotte a écouté ET appelé la SQ.)

Ce genre de contradiction rappelle l'épisode Norm MacMillan-Marc Bellemare. Oui, le député MacMillan a signalé au ministre de la Justice que le fils de son organisateur politique souhaitait devenir juge. Mais il l'a fait en sachant que le ministre de la Justice n'a AUCUNE influence sur les nominations!

Je ne doute pas de l'intégrité de M. Dupuis. Je doute de celle de M. Tomassi, mais pas de celle de M. Dupuis, ancien procureur de la Couronne.

Je doute, cependant, que le jugement de M. Dupuis soit totalement imperméable aux doléances d'un généreux donateur à la caisse du PLQ (M. Coretti), ami d'un député recordman du financement politique (M. Tomassi), dans un gouvernement où le financement est capital (chaque ministre de Jean Charest doit amasser annuellement 100 000$ pour le PLQ).

Jacques Dupuis est un parlementaire chevronné doublé d'un ministre aguerri. Il devait savoir que le simple fait de rencontrer un type qui veut se promener avec un gun sans raison valable est explosif, surtout pour un ministre de la Sécurité publique.

Puisque Jacques Dupuis dit qu'il ne voulait pas intervenir dans ce dossier, pourquoi a-t-il accepté de rencontrer Coretti?

Et pourquoi, après l'avoir rencontré, l'a-t-il dirigé vers son chef de cabinet?

Tant de questions.