Saint-Antoine-Abbé est un tout petit village près de la frontière de New York. Dans le coin de Saint-Antoine, on trouve des pommiers, des prés et des bleuets. Sans oublier une spécialité régionale: des pannes d'électricité.

Suffisamment de pannes d'électricité pour que le service d'Hydro-Québec soit une source incessante de conversations - et d'exaspération - dans le village.

Quand je suis arrivé chez Johanne de Luca, citadine exilée à la campagne depuis 2005, sa liste des pannes récentes était toute prête.

«Voyons... 27 avril: grosse panne vers 18h30. Le courant est revenu dans la nuit. Le 28, le service fut intermittent. Coupure dans la matinée du 2 mai; 3 mai: de 8h15 à 11h15, puis de 15h15 à 18h. Hier, le 9, coupure à 8h17. Et aujourd'hui, à 8h55.»

Ça fait cinq ans que Johanne de Luca, traductrice, habite à Saint-Antoine. Cinq ans, dit-elle, que l'alimentation électrique est instable. Parfois, les pannes durent des heures. Parfois quelques secondes, quelques minutes.

Mais chaque panne entraîne un petit bordel dans la vie des gens de Saint-Antoine.

Le plus gros désagrément, pour Johanne de Luca, quand l'électricité flanche, touche son travail. Elle bosse sur son ordi, dans le salon. Résultat: fichiers perdus et corrompus.

«J'ai envoyé une mise en demeure à Hydro. Je ne veux pas d'argent. Je veux pouvoir travailler!»

Mme de Luca m'entraîne dans une promenade au village. Du bureau de poste à la station-service (dotée d'un dépanneur) en passant par la quincaillerie, la taverne et l'école, on m'a raconté les vexations liées à un réseau électrique qui flanche régulièrement.

Bris d'équipement, écoliers renvoyés à la maison en plein hiver, quincaillerie plongée dans le noir, communications perdues avec les clients, commandes effacées, ordinateurs brisés, denrées du dépanneur gâchées, etc., etc.

Toutes les histoires entendues à Saint-Antoine rappellent à quel point nos vies dépendent de l'électricité. Même le pèse-lettre de Mireille Chagnon, maître de poste, fonctionne à l'électricité...

De guerre lasse, Richard Tremblay, propriétaire de la station-service et du dépanneur, a fini par acheter une génératrice afin de rendre son commerce autonome. Une dépense de 15 000$. «Je suis découragé par tout ce qui est service public ou parapublic», dit-il.

Joanne de Luca m'invite à visiter un autre résidant, André Librex, peintre et propriétaire d'une lavanderaie. Douze ans qu'il est dans la région; douze ans que l'électricité flanche régulièrement. M. Librex recense chaque panne. Se plaint, chaque fois, à Hydro. Il enregistre même les conversations avec les préposés!

«En 2006, j'ai recensé 18 pannes. En 2008, 24. Nous sommes en mai, en 2010, et nous sommes rendus à 21! Ça flanche quand il neige. Quand il fait beau. Quand il pleut. Quand il n'y a rien...»

Je suis reparti de Saint-Antoine renversé par ces pannes de courant. Renversé par cette grogne face à Hydro. Comment, en 2010, un demi-siècle après l'électrification de nos campagnes, dans une province qui a bâti des LG2, un village situé à une heure de Montréal peut-il être si mal desservi par Hydro-Québec?

Réponse de Ginette Cantin, d'Hydro-Québec, quelques jours plus tard: c'est la faute de la végétation. Plus de 70% des pannes qui touchent la zone de Saint-Antoine sont attribuables à des contacts entre la végétation et les fils électriques, m'explique la directrice régionale d'Hydro pour le Richelieu.

«C'est le même réseau qu'ailleurs, qui a le même entretien, déclare Mme Cantin. La différence, dans cette région, c'est qu'on avait de la difficulté à avoir des permissions pour faire du travail de végétation.»

Traduction: de nombreux propriétaires dans le coin de Saint-Antoine ont refusé pendant des années que la société d'État envoie des équipes sur leurs terrains pour élaguer et couper des arbres. Fatalement, selon Mme Cantin, branches et arbres finissaient par tomber sur des fils électriques et causer des pannes. L'accès s'améliore, note-t-elle.

J'ai décrit à Ginette Cantin la grogne qui règne à Saint-Antoine. Est-elle au courant? «Comme vous me la décrivez? Non. En voyant la fréquence des pannes, je comprends que les gens ne soient pas satisfaits.»

Puis, Mme Cantin m'a lancé ceci: «Il y a 254 municipalités sur notre territoire. S'il n'y a pas de plaintes, c'est dur de savoir où le réseau flanche. Et il faut aussi que les élus fassent des représentations particulières. Sinon, c'est difficile pour que ça apparaisse sur notre radar.»

C'est là que ça m'a frappé comme une tonne de briques: personne, parmi les gens interviewés à Saint-Antoine, ne s'était donné la peine de se plaindre à Hydro.

Oh, oui, un appel ici et là. Un message laissé dans une boîte vocale. Mais une plainte formelle, par lettre recommandée? Pas parmi ceux que j'ai interviewés.

Les deux seules personnes rencontrées qui ont fait cette démarche? André Librex et Johanne de Luca. Qu'ont-ils en commun? Ils sont français d'origine!

J'ai demandé au journaliste Jean-Benoît Nadeau, auteur avec sa femme, Julie Barlow, de Pas si fous, ces Français, essai sur la société française (un demi-million d'exemplaires en quatre langues), ce qu'il retient de cette fable de Français qui râlent et de Québécois qui ravalent, à Saint-Antoine.

«Deux choses, dit Nadeau. Premièrement: les Français s'attendent à de bons services publics, qu'ils tiennent en haute estime. Pour nous, Nord-Américains, c'est le contraire. Deuxièmement: les Français apprennent à l'école à écrire formellement. Ils ont un talent cultivé pour l'expression formelle, dans les canaux formels de protestation.»

Peut-être que si tous les résidants de Saint-Antoine avaient protesté en masse par lettre recommandée, ça n'aurait rien changé. Peut-être.

Mais la réalité, c'est que les gens de Saint-Antoine semblent avoir choisi d'arrêter leurs griefs après le bip des boîtes vocales d'Hydro. Même la municipalité de Franklin, dont Saint-Antoine fait partie, n'a pas avisé formellement la société d'État des pannes fréquentes - et embêtantes - qui minent la vie de ses citoyens.

Pour Nadeau, cette affaire rappelle les vertus de la protestation formelle.

«Si on ne dit rien, ça garantit que le service public reste mauvais. Ça devient une prophétie autoréalisante. C'est hallucinant, mais c'est ça.»