J'ai peur du cancer. Et c'est pourquoi, en ce matin d'octobre gris, j'essaie d'enfiler cette chemise d'hôpital. Enfin, de clinique privée. Mais que l'on sache ceci: la chemise de clinique privée vous dépouille de votre dignité avec la même voracité que sa cousine de l'hosto.

Encore faut-il l'enfiler!

Ce que je semble incapable de faire. On l'attache dans le dos? Sur la poitrine? Rien ne marche. Je sacre, seul dans ce vestiaire beige.

Je suis fatigué. J'ai faim.

Faim: je n'ai pas mangé depuis 24 heures. Fatigué: le laxatif ne fait pas que drainer vos entrailles. Il draine aussi votre énergie...

Pourquoi la chemise, pourquoi le laxatif, pourquoi la faim, dites-vous? Faut-il que je vous fasse un dessin? Bon...

Je suis ici, en ce matin d'octobre gris, portant une moitié de chemise verte, dans ce vestiaire beige, pour faire inspecter une partie de mon corps où le soleil ne brille jamais: mon côlon. On appelle ça une coloscopie.

J'essaie pour la quatrième fois d'enfiler le monstre de coton vert. Tout croche: mes bijoux de famille sont exposés. Je sacre encore, comme Claude Dubois, version non censurée.

Enfin, une infirmière se pointe dans le vestiaire et c'est avec la délicatesse d'un joueur de rugby de l'équipe nationale néo-zélandaise que je l'accueille.

«COMMENT on met ÇA?»

L'infirmière me rappelle l'importance de la bonne humeur dans l'interaction avec ses semblables et résout prestement le problème d'une main experte. Je porte enfin la chemise. Avant de partir, un ordre: «N'oubliez pas de mettre les chaussons et le bonnet.»

Je contemple le bonnet de coton transparent et les chaussons verts. Je me dis que là, ça y est. Je les mets. Et là, c'est clair: ce qui me restait de dignité vient de foutre le camp.

Je me trompe. Il faut encore marcher vers la salle d'opération.

Je fais quelques pas prudents dans un couloir. À l'embouchure, je tourne à gauche et aboutis directement derrière la réceptionniste. Avec vue imprenable sur la salle d'attente et les clients. Formidable.

Je pivote sur 180°, Barychnikov en chemise d'hôpital, je veux me sauver, n'importe où.

Je me retrouve face à une porte ouverte qui n'est pas celle de la salle d'opération. Une blonde sculpturale est assise derrière un bureau - une administratrice de la clinique, j'imagine. Elle porte un tailleur et un chemisier noirs.

La blonde dame lève la tête et, dans le cadre de sa porte, il y a un type en chemise et bonnet qui a le regard confus d'un raton laveur devant les phares d'un camion, sur l'autoroute...

* * *

Il n'y a pas, au Québec, de programme structuré de dépistage du cancer du côlon. En cela, le Québec est absolument cohérent avec sa façon bordélique de gérer la lutte contre le cancer, même si le Québec est en queue de peloton quant à l'incidence de cancer et au taux de mortalité qu'il cause.

L'Ontario a lancé un projet-pilote en 2003. Depuis, la moitié des Ontariens, d'une façon ou d'une autre, font l'objet d'un dépistage du cancer du côlon, au deuxième rang des cancers les plus meurtriers au pays.

Le Québec a sept ans de retard sur l'Ontario: notre projet-pilote se met à peine en branle. Mais pour le directeur de la lutte contre le cancer du Québec, le Dr Antoine Loutfi, il ne s'agit que d'un «retard chronologique» sur l'Ontario: «C'est la qualité qui compte», m'a-t-il déclaré, formule sibylline qui veut peut-être dire que, en Ontario, la qualité des coloscopies fait défaut.

Le Dr Pierre Audet-Lapointe, de la Fondation québécoise du cancer, qui dénonce la désorganisation de la lutte contre le cancer au Québec, se désole de ce retard: «Au Québec, l'analyse paralyse!»

Le cancer du côlon a beau être assassin, il se traite bien, dit-on, quand il est détecté tôt. Idéalement, le crabe est tué dans l'oeuf, si je puis dire, lors d'une coloscopie, quand il est encore à l'état inoffensif de polype, petite excroissance dans le côlon.

Un polype n'est pas forcément cancéreux. Mais une tumeur du côlon commence toujours à l'état de polype. Le cancer du côlon qui a tué mon géniteur, en 2000, a probablement commencé comme un petit polype inoffensif, quelque part dans les années 90.

* * *

Savez-vous pourquoi la plupart d'entre nous sont un peu mal à l'aise à l'idée de subir une coloscopie?

Désolé d'être cru, mais c'est assez simple: on parle ici de l'insertion dans le rectum d'un petit tube au bout duquel se trouve une mini-caméra. Peu de gens aiment cette idée de cinéma-vérité pratiqué au plus profond d'eux-mêmes...

Dans mon cas, ce fut sans douleur. Rien senti. Le sédatif a joliment fait effet. Aucun souvenir. Je note cependant que ce n'est pas une expérience universelle: certains patients ont des douleurs. Exigez les sédatifs...

L'humiliation liée à la coloscopie n'a finalement rien à voir avec ce petit tube qui explore les entrailles par cet orifice frappé d'un tabou. L'humiliation est dans tout ce temps passé aux toilettes, la veille; dans cette chemise verte qu'on vous impose, ces chaussons et cet affreux bonnet de coton transparent, et les blondes sculpturales qu'on croise en route vers la salle d'op...

J'ai peur du cancer, plus particulièrement du cancer du côlon, qui a tué mon père. C'est pourquoi j'ai payé pour subir une coloscopie dans une clinique privée. Pour avoir l'esprit tranquille. Je ne suis pas allé encombrer le système public, qui, côté coloscopie, est déjà débordé avec les cas sérieux, selon certaines sources.

Résultat, donc?

Je suis heureux de vous dire que la paroi interne de mon côlon était comme une piste de bobsleigh. Le chirurgien n'a pas eu à pulvériser un seul polype. Prochain rendez-vous avec la chemise, le bonnet, les chaussons et la mini-caméra qu'on balade là où le soleil ne brille jamais: à 43 ans.

J'ai donc cinq ans pour réparer les affronts faits à ma dignité...