C'était en mai dernier. Temps clair sur Rougemont. Six cyclistes de pointe filent sur la Route 112. Une camionnette heurte le peloton. Trois mortes, deux blessés. Le drame frappe l'imaginaire collectif (et cycliste) du Québec.

Lundi, on a appris qu'il n'y aurait pas d'accusation de négligence criminelle ou de conduite dangereuse contre le jeune chauffeur de la camionnette.

Rien, zéro, nada.

Il y a deux niveaux, dans cette affaire. L'humain et le juridique.

L'humain, c'est simple: trois morts. Des proches accablés, des vies secouées, qui ne seront plus jamais les mêmes.

C'est dans le juridique que ça se complique. La loi est affaire de virgules et d'interprétations, avec tout ce que cela comporte de subtilités. Après examen du dossier, la procureure de la Couronne, Me Julie Desbiens, a conclu que le conducteur n'avait commis aucune faute relevant du Code criminel.

Pas d'alcool, pas de vitesse. Donc, impossible de l'accuser d'homicide involontaire ou de négligence criminelle.

«Il n'y a pas eu de crime, m'a déclaré Me Desbiens. Ce n'est même pas une question de preuve suffisante. C'est ce qui est dur à entendre, au plan humain.»

S'il y avait eu un écart «marqué» entre le comportement du conducteur et celui d'une personne raisonnable, selon un test imposé par la Cour suprême, le conducteur aurait pu être accusé de négligence criminelle, affirme Me Desbiens.

Or, la réponse à ce test, en l'occurrence, selon la procureure de la Couronne, est non. Tout simplement.

«Bien que les conséquences soient tragiques, dit Me Desbiens, les conséquences n'établissent pas qu'un acte criminel a été commis. Au plan humain, c'est triste. Mais je me pose des questions de l'ordre du droit.»

Ma première réaction en lisant l'article de ma collègue Daphné Cameron, dans La Presse d'hier, qui révélait que le conducteur ne serait pas accusé? Impossible!

C'est un dossier assez simple. Temps clair sur Rougemont. Six cyclistes de pointe filent sur la route 112. Une camionnette heurte le peloton. Trois mortes, deux blessés. Il ne faut pas être ingénieur de la NASA pour comprendre que le chauffeur a commis une sorte d'impair, non?

La procureure de la Couronne en convient: «Ce n'est pas un dossier mystérieux. Le monsieur roulait et il a foncé dans les cyclistes.»

Mais, dit Me Desbiens, après étude du rapport d'enquête de la Sûreté du Québec, même si elle abhorre le terme «accident», il n'y a pas eu d'acte criminel.

O.K. Je veux bien. Après tout, des policiers hautement entraînés ont décortiqué la scène de l'accident. Après tout, une procureure de la Couronne qui fait métier de protéger le public en accusant des gens a décidé que ce chauffeur n'avait commis aucun geste criminel. Je veux bien que le drame de la 112 ne soit qu'un bête accident.

Mais j'aimerais qu'on m'explique, et surtout qu'on explique aux amis et aux familles de Sandra De La Garza, de Lyn Duhamel et de Christine Deschamps, pourquoi on a décidé que le drame de la 112 n'est, au final, qu'un bête accident.

Parce que, actuellement, on ne sait pas pourquoi.

«Le dossier d'enquête appartient à la Sûreté du Québec, m'informe Me Desbiens. Si la SQ veut divulguer l'information, c'est à elle de décider.»

Et c'est ici que cette affaire, hautement publique, hautement médiatisée, prend une tournure absurde. Me Julie Desbiens est engoncée dans un dilemme ridicule: expliquer en quoi sa décision est juste sans expliquer quels faits motivent sa décision.

Le chauffeur a-t-il eu un moment d'inattention, s'est-il momentanément endormi, ce qui n'est pas en soi un geste criminel? La procureure de la Couronne ne peut le dire.

Des cyclistes ont-ils bifurqué dans la trajectoire de la camionnette, provoquant l'accident? La procureure de la Couronne ne peut le dire.

Le chauffeur a-t-il fourni aux policiers une explication qui le dédouanerait? La procureure de la Couronne ne peut le dire.

Le véhicule a-t-il eu un pépin mécanique qui disculpe le chauffeur? La procureure de la Couronne ne peut le dire.

Tout ce que Julie Desbiens peut dire, c'est que l'alcool, la vitesse et une conduite dangereuse ne sont pas en cause. Ce qui ne nous dit pas grand-chose sur la mort des trois femmes, par ce clair matin de mai, à Rougemont.

À la fin - et je sais que je dis cela avec le luxe de celui qui n'a pas perdu d'être aimé dans ce drame -, peut-être que la justice a triomphé en ne cédant pas à la grogne populaire, dans cette affaire. Mais pour ça, il faut savoir pourquoi le chauffeur de la 112 n'a pas été accusé. Car faute d'explication, toutes les explications sont possibles, y compris les plus farfelues.

Si je vous disais que, parmi les proches des victimes, on se demande par exemple si le fait que le chauffeur soit pompier volontaire n'a pas, quelque part, influencé la justice, les flics, les procureurs de la Couronne...

Je sais. C'est farfelu. Être pompier volontaire ne garantit aucune immunité judiciaire dans un drame comme celui de la 112. Ça n'a aucun rapport.

Mais quand la justice met cinq mois à accoucher d'une décision qu'elle ne veut pas expliquer, qu'elle impose d'autorité, le chagrin comble le vide comme il le peut.