Je sais, je sais bien que 2010 fut l'année du séisme en Haïti, l'année où l'Irlande et la Grèce ont fait faillite, l'année où WikiLeaks a montré que le roi est nu, l'année où l'Amérique fauchée a commencé à mettre profs et pompiers à pied, l'année où on a appris qu'une carte de membre du PLQ peut faire nommer juges et commissaires...

Je sais tout ça. Je sais que, dans ma business - l'information avec un grand I -, la fin d'une année est le prétexte pour concocter des brochettes que nous servons dans la chaude assiette de la rétrospective annuelle...

Il y a la brochette des grands disparus. Chartrand, Béchard, Burns...

Il y a la brochette des grandes catastrophes. Séisme en Haïti, fuite de pétrole dans le golfe du Mexique, inondations au Pakistan...

Il y a la brochette sportive. Joannie, le CH qui terrasse Flyers et Manchots, Bilodeau, ce pauvre lugeur géorgien...

Mais vous savez comme moi que tout ça, ce sont des événements. Nous, des médias, couvrons des événements, pas la vie. Vous aurez remarqué que je n'ai pas dit «la vraie vie» - il me semble que 2010 a vu l'adjectif «vrai» faire un furieux retour, comme dans «les vraies affaires» ou «le vrai monde».

Or, quand l'adjectif «vrai» flotte dans l'air, c'est que l'ère est au populisme. Mais bon, je m'éloigne ou plutôt je reviens encore aux événements.

Dans 20 ans, on me demandera: «En quelle année le golfe du Mexique a-t-il été souillé par BP?» Je ne saurai pas. Bah, je saurai que c'était autour de 2010. Mais si vous me demandez l'année où mon fils a commencé la maternelle, la réponse va fuser comme des parachutistes de l'armée israélienne sur le pont d'un navire humanitaire à destination de Gaza: «2010!»

C'est le truc bizarre qui vous arrive quand la vie ne tourne plus uniquement autour de vous, que vous lancez un héritier dans la grande aventure humaine: les jalons se comptent différemment.

C'est ainsi que 2010 est aussi (surtout?) l'année où l'héritier s'est mesuré à une terriiiiiiible vague mexicaine («J'ai failli mourir!» dit-il encore avec la fierté du combattant). C'est l'année où son père ne lui a pas encore appris à pédaler ou à patiner. C'est l'année où la voisine Isis est tombée follement amoureuse de lui. C'est l'année de sa vie où Flash McQueen a commencé un long fade-out à la faveur de Darth Vader et de Luke Skywalker, qui mènent des batailles dans des galaxies très, très lointaines...

Ah, Star Wars. La saga qui a bercé mon enfance s'est insinuée dans celle de mon fils. Qui veut les figurines, les vaisseaux, les sabres tirés des films, autant de cossins qui continuent d'enrichir ce bon vieux George Lucas, ce qui donne un sens nouveau à la maxime «rien ne se perd, rien ne se crée».

C'est un ami, appelons-le «Mammouth», qui a eu l'idée de cette chronique, il y a deux jours, juste avant qu'une fièvre bizarre ne me fasse dormir avec un foulard et des bas de laine.

«Qu'est-ce que tu fais?

- Je cherche un sujet. Twitter? CSN? Je sais pas. Je souffre.

- O.K., m'a dit Mammouth, j'y pense et je te reviens.»

Mammouth m'a rappelé: «Fais un truc sur la bénédiction paternelle au nouvel An, une tradition qui revient, je crois.

- Mouain...

-O.K., oublie ça. Je te reviens.»

Et le Mammouth m'est revenu 15 minutes après. C'est qu'il est fiable, le Mammouth: «Écris donc à ton gars.

- Mon gars?

- Oui, imagine que ce monde, tu le lui laisses, à ton gars, en 2010. Tu lui dis quoi?»

Le risque, bien sûr, quand on se lance dans ce genre d'exercice, c'est de tomber dans une grandiloquence fleurie qui n'impressionne que les téteux. Cher fils, gna-gna-gna...

Hier, donc, après cette nuit de fièvre dont j'ai émergé comme un homme qui s'est fait piétiner par un troupeau de gnous dans la savane sud-africaine, j'ai fait un détour chez un autre vieux sage (appelons-le le Samouraï), pour cueillir un livre que je lui avais prêté.

J'ai repris mon Jan Karski, de Yannick Haenel. Et le Samouraï m'a prêté C'est une chose étrange à la fin que le monde, de Jean d'Ormesson.

J'ai feuilleté un peu les deux livres - les bouts soulignés par moi, ceux soulignés par le Samouraï. Et j'y ai trouvé les deux trucs que je dirais à mon héritier si je devais lui léguer le monde, en ce dernier jour de 2010.

Un, Haenel, qui définit ainsi la noblesse: «Je parle de cette exigence de l'esprit qui s'insurge contre la bassesse.»

Deux, la vie, selon d'Ormesson: «Nous essayons malgré tout de trouver dans notre parcours un semblant de cohérence, fût-ce dans le désordre et dans le refus.»

Sans oublier, bien sûr, ces sages, sages paroles d'un autre philosophe, un certain M. Kenobi: «Que la Force soit avec toi.»