C'est un passage qui m'a frappé comme une tonne de briques, dans le documentaire Pourquoi pas Haïti? du journaliste Réal Barnabé, diffusé lundi à RDI. On y voit le jeune reporter en 1970, en noir et blanc, dans les rues de Port-au-Prince. Barnabé, quatre décennies plus tard, relate ses impressions de l'époque.

«Les Haïtiens sont fiers, fiers de leur passé, fiers de leur histoire. Je constate par contre qu'ils ont de la difficulté à accepter leur part de responsabilité dans l'échec de l'aventure haïtienne. Comme on dit en créole: Se pa fòt mwen

J'ai réécouté le passage quatre, cinq fois, sonné. Ce constat, c'est exactement celui que j'ai fait, dans mes voyages en Haïti. C'est exactement, presque textuellement, ce que j'ai écrit, le 30 janvier 2010, dans «Haïti, malade de ses charades», qui concluait mon premier séjour là-bas après le séisme.

Une chronique dure, j'en conviens. La chronique, aussi, qui m'a valu la plus grande volée de bois vert de ma vie. J'ai tout lu, tout entendu dans les jours qui ont suivi sa publication. Raciste. Colonialiste. Insensible.

Et là, un an plus tard, je regarde Réal Barnabé qui pensait exactement la même chose... Il y a 40 ans.

Et là, un an après le séisme, les constats sont durs: la reconstruction n'avance pas. Ou si peu. L'électrochoc que devait être le séisme, avec ses 200 000 morts et son million de sinistrés, n'a pas eu d'effet dans le réel.

Un tas de facteurs expliquent pourquoi Haïti est si dysfonctionnel. Jared Diamond, dans Collapse**, livre auquel j'ai fait écho dans cette chronique, l'explique de façon magistrale: Haïti a été martyrisé par le colonialisme, dépouillé par ses dictateurs, peu avantagé par la géographie.

Un tas de facteurs expliquent pourquoi Haïti est incapable, malgré des années et des milliards d'aide humanitaire, de s'extirper de la misère. Plusieurs de ces facteurs sont extérieurs à Haïti.

Mais ce qui ne fait pas partie, ou presque, de la conversation sur l'état de la société haïtienne, c'est justement la responsabilité, individuelle et collective, des Haïtiens. Blâmer l'ONU, les ONG, les États-Unis, la France, le Canada: oui, ça fait partie du discours, en Haïti et dans la diaspora.

Mais la responsabilité des Haïtiens?

Ça, non. Se pa fòt mwen. Tabou.

François Bugingo, journaliste québécois et ex-vice-président de Reporters sans frontières (RSF), est allé des dizaines de fois en Haïti, avant et après le 12 janvier 2010. Il est très dur face à la passivité des Haïtiens.

«Chaque fois qu'il y a un problème, que ce soit des inondations ou le séisme, la communauté internationale promet de l'aide. Cette culture d'aide infantilise et déresponsabilise la société haïtienne. Quand Haïti est frappé, les Haïtiens regardent naturellement vers l'extérieur pour les solutions.»

Bugingo, que j'ai interviewé pour Les Francs-tireurs, croit carrément que l'aide internationale, en perpétuant une spirale de dépendance, n'aide pas Haïti. Les anecdotes qu'il raconte pour illustrer l'immobilisme haïtien, je les ai entendues, sous d'autres formes, lors de mes trois voyages dans ce pays. Chaque fois, j'ai envie de grimper dans les rideaux.

Il raconte que RSF a voulu, il y a quelques années, «briser le cycle de l'impunité» en aidant les autorités du pays à traquer les assassins de journalistes. RSF a présenté un projet, accepté, dit Bugingo, par la présidence, par le premier ministre et le ministre de la Justice.

«Il s'agissait de recruter des juges à la retraite pour aider les magistrats haïtiens à monter des dossiers, afin de poursuivre les suspects de meurtres de journalistes. Nous avions trouvé les bailleurs de fonds, les juges: deux Québécois, deux Français.»

Tout ce qu'il fallait, c'était la signature du ministre de la Justice (à l'époque, René Magloire).

Après 18 mois d'attente, de tergiversations, de niaisage, le projet est tombé à l'eau. «La foutue signature, dit François Bugingo, n'est jamais venue.»

«Je raconte cette anecdote pour expliquer comment la reconstruction d'Haïti est bloquée par une culture de l'inaction, par les beaux discours et les effets de manche qui n'ont pas de résultats sur le terrain.»

Un an après le séisme qui devait être un recommencement, un nouveau départ, je constate les singeries de l'élection présidentielle et j'ai peur qu'Haïti ne se dote d'un autre président très fort en protocole, mais incapable de pousser dans le derrière de ses fonctionnaires pour faire sortir les conteneurs du port de sa capitale en moins de six mois...

Un an après le séisme, je regarde Réal Barnabé marcher, en noir et blanc, il y a 40 ans, dans les rues de Port-au-Prince. Et là, ce n'est plus de la peur que je ressens. C'est un petit vertige: dans 40 ans, peut-être qu'Haïti en sera au même point, dans le même trou noir.

*«Ce n'est pas ma faute.»

** Ma chronique de janvier 2010 sur ce livre sera sur mon blogue ce matin

(cyberpresse/lagace)