Je ne sais pas pourquoi, mais je suis comme tombé en amour avec les frères Côté quand je les ai rencontrés dans un souper, l'automne dernier. Peut-être parce que les contraires s'attirent: les frères Côté n'habitent pas le même système solaire que moi.

Des gars de shop. Leur shop, je veux dire: W. Côté et Fils, l'entreprise familiale, qui fabrique des chasse-neige depuis 1929. Avouez que vous ne vous étiez jamais demandé où ça se fabrique, des chasse-neige. Pourtant, dans ce pays de froid et de glace et de verglas et de neige, les chasse-neige sont comme les canons à eau dans les dictatures arabes: essentiels.

Au souper, c'est Jocelyn, qui est plus volubile que son frère Laurent, qui a répondu quand j'ai demandé à ces deux ours ce qu'ils faisaient dans la vie.

«Des pelles.

- Des pelles?

- Pour les déneigeuses.»

Je leur ai fait promettre de me faire visiter la shop. Je voyais déjà les contours d'une chronique sur la colonne vertébrale de l'économie du Québec, les PME. Quand je me suis pointé à Mercier, sur la Rive-Sud, mercredi midi, journée de tempête de neige, c'est Jocelyn qui m'a corrigé: «C'est pas une PME. C'est une PPE: une petite, petite entreprise.»

C'est un univers que je ne connais pas. Celui des shops, je veux dire. J'orbite autour d'une planète où les gens vont au Starbucks à la pause café. Un univers où mes amis sont allés au cégep ou à l'université. Jocelyn et Laurent, eux, ont décroché en quatrième secondaire.

«J'ai quitté l'école pour venir travailler ici, dit Jocelyn. Je travaillais déjà depuis plusieurs étés à la shop. Salaire minimum.

- Tsé, j'ai grandi dans la boîte, moi aussi je travaillais ici l'été, ajoute Laurent. Tu travailles avec des adultes, tu retournes à l'école avec des ados, tu t'ennuies vite...»

Comprenez qu'ils ne s'en vantent pas. Ils ont quitté l'école pour venir travailler à la shop, c'est tout. Leur père, Lucien, était le patron d'une entreprise fondée par leur grand-oncle: c'était leur destin, sans plus, il n'y a pas de quoi en faire toute une histoire. D'ailleurs, il n'y a peut-être même pas de quoi en faire un papier dans un journal.

Pour Jocelyn et Laurent, travailler pour leur père, ça signifiait bien sûr devoir travailler plus fort que tout le monde, en savoir plus que tout le monde, savoir souder mieux que les autres employés. Le destin de tous les «fils de» sur la planète, quoi.

Encore aujourd'hui, ils bossent comme des défoncés parce que le travail, c'est la vie, c'est le destin. «Je fais de l'arthrite, dit Jocelyn. Je prends 60 pilules par semaine. Et il y a des matins, ça prend une pépine pour me lever.»

Mais il se lève, traverse la rue (il habite en face de la shop) et va faire sortir des chasse-neige de sa shop.

Comprenez qu'il ne s'en vante pas...

Au fond, c'est pourquoi je suis tombé en amour avec les frères Côté: ils aiment leur travail mais, par-dessus tout, ils aiment le travail. J'ai tendance à bien m'entendre avec ce monde-là. Même s'ils bossent dans des shops, dans un système solaire différent du mien.

Pourquoi parlait-on de travail, donc? Ah, oui. Parce que Jocelyn et Laurent se sont mis à me raconter des anecdotes au sujet de jeunes travailleurs qu'ils ont eus sous leurs ordres. «J'ai un employé, dit Jocelyn, il est ici depuis 22 ans. Les 15 premières années, il n'a jamais manqué une journée! C'est une différence avec la nouvelle génération...»

Ils adorent leurs employés. Du bon monde, disent-ils. Mais Laurent a les yeux gros comme des balles de ping-pong quand il se met à énumérer toutes les raisons qu'invoquent ses jeunes employés, depuis quelques années, pour ne pas venir au boulot. Un piercing à se faire installer, une tête de moteur à changer, un rhume, un lendemain de brosse, un verglas qui a créé un moule de glace autour du bazou, le matin...

Comme dit Laurent: «Il y a un certain manque de vaillance.»

C'est fou mais, même dans mon système solaire, j'entends ces complaintes au sujet des 20-30 ans, ceux de la génération Y. J'ai cet ami, cadre dans une TGE (très grande entreprise), qui a aussi les yeux gros comme des balles de ping-pong quand il parle de ces jeunes fraîchement sortis de l'université qui se plantent des écouteurs de iPod dans les oreilles dès leur première journée de travail.

Peut-être que nous sommes dans le champ, remarquez. Peut-être que nous généralisons. Ça m'étonnerait. Mais la vraie question, c'est peut-être de savoir si les Y ont raison de ne pas faire du travail le soleil de leurs vies. Question ouverte.

«Il y a même un jeune, poursuit Laurent, qui m'a appelé un matin. Il a dit: «J'peux pas venir, demain matin: j'ai un rendez-vous chez le dentiste.»»

Laurent raconte la chose, franchement ébahi.

«Je lui ai dit que c'est drôle, moi, mon dentiste, il travaille le soir.»