Il y a quelque chose qui cloche dans les résidences qui prennent soin de nos vieux. Quand on n'en oublie pas un dans un bain bouillant, on suspend les bains parce que le personnel est en vacances. Les petites négligences qui tuent la dignité succèdent aux cas de négligence qui, parfois, tuent tout simplement.

Et le cas de Muriel Rougeau? On ne sait pas trop.

Quelque chose, dans le système, a forcément cafouillé. Quelque part entre le 22 décembre à 20h et le 23 à 1h, Mme Rougeau, 92 ans, s'est levée de son lit comme elle le faisait parfois. L'alarme qui devait avertir le personnel qu'elle venait de se lever n'a pas sonné. Elle est tombée, se fracturant le nez et le poignet. Elle a passé une période indéterminée au sol avant qu'on ne la trouve, souffrant le martyre, en sang.

Les photos donnent mal au coeur. On dirait que Mme Rougeau a été battue par un boxeur fou. Sa fille, Suzanne Dagenais, ne veut pas partir en guerre contre le CHSLD. Elle est trop triste et consacre ses énergies à assurer à sa mère une fin en douceur.

Interrogé par ma collègue Ariane Lacoursière, qui n'en finit plus d'exposer dans La Presse les dérapages dans le système des soins étatiques et privés donnés aux personnes âgées, le CHSLD estime que tout cela n'est qu'un bête accident.

Comment le CHSLD le sait-il? Tout simple: il a fait enquête...

Un CHSLD qui fait enquête sur ses propres agissements ou manquements, voilà qui fait disjoncter le juriste et sociologue Louis Plamondon, qui est à la cause de la vieillesse telle qu'elle se vit au Québec ce que Steven Guilbeault est à la cause environnementale.

«L'attitude générale dans le système, quand une personne âgée meurt dans un CHSLD, c'est que ce n'est pas grave, dit le président de l'Association de défense des droits des retraités. On semble se dire: «Ce n'est pas grave s'il est mort, il serait mort de toute façon, il était vieux.» Mais je le dis: il y a chaque année 70 morts à cause de négligence dans le réseau.»

Louis Plamondon ne parle pas à tort et à travers. Il a étudié les rapports d'enquête du Bureau du coroner des années 2005, 2006 et 2007 sur la mort de personnes âgées dans le système. Bon an, mal an, les coroners recensent 70 morts attribuables à des négligences du personnel, «des négligences à divers degrés».

«Or, là-dessus, dit Louis Plamondon, combien pensez-vous qu'il y a eu d'enquêtes de la police? Aucune!»

Il a lui-même porté plainte à la police, il y a quelques jours, pour une mort survenue dans une résidence publique de Montréal. Maurice Gibeau, 84 ans, qui souffrait de problèmes pulmonaires, a appelé à l'aide en tirant sur la sonnette de sa chambre, en décembre 2009. Le préposé de garde cette nuit-là n'a jamais répondu. Il avait débranché les alarmes pour pouvoir dormir. Il n'avait pas fait ses rondes nocturnes, alors que M. Gibeau devait être visité aux deux heures. Tous ces faits ont été mis au jour dans l'enquête du coroner.

Il y a, dans le réseau, une culture de la tolérance vis-à-vis des négligences à l'égard des personnes âgées, observe Louis Plamondon. Il parle carrément d'«âgisme» - de la discrimination basée sur l'âge, comme le sexisme ou le racisme. Dans Vie et vieillissement, Plamondon a publié un article sur la vieillesse au Québec: «L'âgisme meurtrier». Un extrait:

«Comment interpréter le fait que, tel que prévu par la Loi des coroners, les personnes décédées dans des centres de réadaptation pour les déficients intellectuels, des centres jeunesse, des garderies, des prisons et des lieux de garde sont obligatoirement signalées au coroner, et que les aînés souvent vulnérables qui décèdent dans des établissements et dans les résidences ne font pas, ceux-là, obligatoirement l'objet d'un signalement au coroner, qui décide ou non d'enquêter?»

M. Plamondon a porté plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse pour discrimination envers les personnes âgées dans la Loi sur la recherche des causes et circonstances des décès, qui encadre le travail des coroners. En décembre dernier, la Commission a émis un avis sur la question. En gros, elle a dit: il n'y a pas de discrimination, mais il y a de la discrimination!

La Commission estime que la loi n'est pas discriminatoire au sens la Charte des droits, mais elle recommande quand même qu'elle soit changée «afin d'élargir aux CHSLD, aux ressources intermédiaires et aux résidences pour personnes âgées» l'obligation d'aviser le coroner quand un pensionnaire meurt entre ses murs. Ensuite, comme en Ontario, c'est le Bureau du coroner qui décide s'il y a lieu d'enquêter. Pas le CHSLD ou la résidence concernée.

Il y a quelque chose qui cloche dans les résidences qui prennent soin de nos vieux. Peut-être parce qu'il y a quelque chose qui cloche dans la société, dans notre attitude vis-à-vis de la vieillesse. Peut-être parce qu'à la fin, collectivement, on s'en fiche un peu.