L'Alberta compte 28 circonscriptions fédérales. Devinez combien le Parti conservateur en a raflé, en 2008? Eh, je vous ai à l'oeil, vous n'avez pas le droit de regarder sur Google...

Réponse: 27!

Seule Edmonton-Strathcona a échappé au balayage du parti de Stephen Harper, lui-même député de Calgary-Sud-Ouest. Linda Duncan, du NPD, a arraché la circonscription au populaire et télégénique Rahim Jaffer, par quelque 500 voix.

Linda Duncan, dans une province où la «marque» conservatrice, provinciale et fédérale, domine sans partage, est donc une anomalie. En ce samedi matin printanier, la députée néo-démocrate, cheveux gris et lunettes, déambule au Old Strathcona Farmers' Market, un marché public de sa circonscription. Elle ne peut pas faire deux pas sans se faire interpeller par les gens.

«Linda! Va botter des derrières!»

«Lâche pas, Linda!»

À l'étal où l'avocate en environnement achète un sac de carottes (bios), la dame qui lui remet sa monnaie ne peut s'empêcher de lui dire: «Bonne chance!»

De la chance, justement, Linda Duncan va probablement en avoir besoin, le 2 mai. Le travail, ça va: elle se défonce et son équipe de bénévoles est énergique. Mais Edmonton-Strathcona, au fédéral, est un château fort conservateur. Depuis 1957, la circonscription est le carré de sable de candidats de droite (crédit social, conservateurs, réformistes et alliancistes). Les libéraux l'ont arrachée une fois, en 1968, à la faveur de la Trudeaumanie; le NPD, avec Mme Duncan, a créé la surprise au dernier scrutin: deux exceptions en 18 élections.

Linda Duncan finit la plupart de ses phrases en riant, comme si elle venait de constater quelque chose de tout à fait étonnant. Elle rit tout le temps. Même quand elle parle de son idée de l'Apocalypse: une majorité conservatrice.

«C'est pourquoi je me suis présentée, en 2006, pour la première fois: à cause du spectre d'un Harper majoritaire. Je suis d'ici. Je sais qui il est. Je sais quel est son mantra! Il veut se débarrasser du gouvernement fédéral! Et il le fait petit à petit.»

Au resto, pendant qu'elle attaque un bagel au saumon fumé, je raconte à Linda Duncan ce que m'a dit Tom Flanagan, le professeur de l'Université de Calgary et ex-conseiller de Stephen Harper, à propos de la campagne de 2008.

-Il m'a dit que le PC a perdu parce que Rahim Jaffer a été paresseux...

-Ils disent toujours ça! répond Duncan, encore en riant. Ils ne disent jamais à quel point j'ai travaillé fort. Mais ici, en Alberta, les conservateurs font toujours des campagnes paresseuses, ils sont toujours sûrs de gagner...

La cause fétiche de Linda Duncan, c'est l'environnement. De l'Alberta à Ottawa en passant par le Bangladesh et l'Indonésie, c'est à l'écologie qu'a carburé la carrière d'avocate de Duncan. Or, en Alberta, l'enjeu le plus important de la vie politique, c'est l'énergie. Des milliers de jobs dépendent de l'humeur de l'industrie - et du marché - du gaz naturel et du pétrole bitumineux.

Parler «pour» l'environnement, ici, passe souvent comme un discours «contre» le gagne-pain de milliers d'Albertains...

«On ne peut pas compter, en Alberta, sur le gouvernement provincial pour imposer des normes environnementales C'est pourquoi j'ai toujours poussé pour des normes fédérales», dit-elle.

C'est ce genre de déclaration qui fait que Duncan est facile à caricaturer, pour ses adversaires. Ryan Hastman n'avait pas le temps de me parler (il n'a pas le temps de parler aux médias locaux, remarquez), alors c'est son porte-parole Paul Bunner (normalement rédacteur de discours de Stephen Harper) qui m'a dit que Linda Duncan «calomnie l'industrie des sables bitumineux», comme son chef, Jack Layton.

«Moi aussi, je parle d'économie, dit Linda Duncan, citant les jobs de l'économie verte. J'en parle différemment. Harper dit que l'économie canadienne a été la mieux gérée de l'Occident, pendant la crise. O.K., mais pourquoi cent communautés autochtones n'ont-elles pas accès à de l'eau potable? Harper veut aider les familles en fractionnant le revenu familial, quand madame reste à la maison. Que fait-on des mères célibataires qui travaillent?»

Duncan est une anomalie, disais-je, seule députée de la gauche dans une mer bleue. Le terme «espèce menacée» est peut-être plus juste: le Parti conservateur veut effacer, dixit Todd Babiak, de l'Edmonton Journal, «la grande humiliation, l'affreuse aberration» de sa seule défaite albertaine de 2008, aux mains du NPD.

L'équipe Harper a donc sorti l'artillerie lourde: Ryan Hastman est le candidat désigné depuis deux ans. Il distribue, au nom du gouvernement, des chèques de subvention partout en ville. Il a frappé à 20 000 portes, dans ses tournées de la circonscription. Il est partout. Et c'est ce jeune homme de 30 ans, la semaine passée, qui a présenté le premier ministre, quand ce dernier est passé réchauffer les troupes de la région d'Edmonton.

Paul Bunner refuse de voir un symbole quelconque pour le PC, dans Edmonton-Strathcona. «C'est la course la plus chaude en Alberta. Nous voyons cette circonscription comme celle qui peut faire la différence entre une majorité et une minorité.»

Au moment d'acheter une plante, au marché, un bout de papier journal tombe du portefeuille de Linda Duncan. Je me penche pour le ramasser: c'est son horoscope du jour, découpé dans le journal. Le soleil, en Bélier, vous rend follement ambitieuse...

Reste à voir si l'ambition conservatrice fera culbuter celle de Linda Duncan.