Il faut que je vous parle de Brent Clennin. Je l'ai rencontré chez Jerry Iwanus, ex-maire de Bawlf (oui, Bawlf, ça ne s'invente pas, je sais, répétez-le 20 fois, meilleur ver d'oreille en Alberta), chez qui je dormais la semaine dernière. Brent: cheveux en pelure de kiwi, lunettes qui lui agrandissent un peu les yeux, grande gueule. Un redneck.

On se calme, les droitistes: redneck, ce n'est pas une insulte. Les fermiers se désignent eux-mêmes comme des rednecks. Oui, ils savent aussi que ça signifie campagnard-un-peu-rétrograde-sur-les-bords. Ça ne les insulte pas trop, ça non plus...

Brent, le redneck, donc. Surnom: Truck. Parce qu'il possède, en plus de la ferme, une flotte de camions. Truck: ça ne s'invente pas...

Brent va voter conservateur, le 2 mai, dans Crowfoot, la circonscription où le PC a fait son meilleur pourcentage en 2008: 82% des voix. Truck trouve que le crime est un fléau de l'époque, qu'il faut bâtir des prisons, que les bonnes vieilles valeurs d'antan sont en train de sacrer le camp, que les libéraux fédéraux sont sourds à l'Alberta...

Parle-moi des valeurs d'antan, Brent...

«I'm a country boy, tu comprends? Un gars de la campagne. Tout petit, on nous enseigne certaines choses. Obéir à la loi. Respecter les parents. Travailler fort. Pas le choix, t'es sur une ferme!»

À propos des prisonniers: «T'es en prison? Tu vas travailler. Tu vas nettoyer le bord des autoroutes. T'essaies de te sauver? Bang, on te tire dans l'épaule!»

À propos des meurtriers: «Tu tues quelqu'un? Ben, on va te tuer.»

À propos des violeurs: «Tu violes quelqu'un? On te coupe le pénis.»

Brent exagérait un peu. Ses amis roulaient les yeux en l'écoutant. Quand il est sorti fumer une cigarette, sa femme, Carla, m'a confié qu'il est incapable d'abattre un animal malade à la ferme...

***

Autour de la table, tous les invités de Jerry voteront conservateur, le 2 mai. Le PCC, c'est leur parti. Pourquoi? Parce qu'ils n'aiment pas les libéraux. Parce qu'ils n'aiment pas le registre des armes à feu. Parce qu'ils n'aiment pas les taxes. Parce qu'ils croient que le PCC gère bien.

Mais je vous dirais surtout ceci: parce que c'est comme ça.

Parce que voter pour un parti conservateur - Reform, Social Credit, Alliance ou PCC -, c'est plus qu'une affiliation politique. C'est une identité, une affaire de famille.

«C'est la tradition, m'explique Reg, pendant que, sur le balcon, Truck a laissé la porte entrouverte pour nous espionner. En campagne, on vote beaucoup conservateur parce que notre père le faisait, en parlait...»

Brent revient, pendant que Michelle, l'épouse de Jerry, apporte encore des plats pour les invités. Il reprend là où Reg a laissé.

«Petit, j'écoutais les conversations politiques, à la table. Il parlait toujours contre les libéraux. Il disait que Trudeau, avec le Programme énergétique national, avait fourré l'Ouest. Alors, t'écoutes tes parents. Et les libéraux, depuis que je suis grand, ils ne m'ont jamais prouvé que mon père avait tort!»

Jean Chrétien a pourtant aidé l'Alberta, avec des accords facilitant l'exploitation des sables bitumineux: Tom Flanagan, ex-conseiller de Harper, le reconnaît. Le même Chrétien a fait d'une Albertaine, Anne McLellan, sa vice-première ministre. Mais ce n'est pas grave: l'hostilité du PLC pour l'Alberta a pris des proportions mythologiques, ici. Et pas seulement chez les rednecks. J'y reviendrai.

***

Les valeurs morales? S'en fichent. L'avortement? C'est le choix de la femme. Les droits des gais? Consensus: chacun ses préférences.

«Tiens, toi, tu bois de l'Alexander Keith, m'a lancé Truck. Moi, j'aime la Canadian. Est-ce que ça fait de toi une mauvaise personne? I think not!»

Tout le monde, autour de la table, a pouffé de rire...

Pendant que je parlais de je ne sais plus trop quoi avec Greg, mon voisin de table, on a commencé à taquiner Truck à propos d'un de ses boeufs, une bête particulièrement caractérielle. J'ai tendu l'oreille...

Il se trouve que le bull s'était échappé des pâturages où il était confiné. Pas moyen de le ramener dans le droit chemin. Truck a expliqué qu'on ne peut pas forcer un boeuf à aller où il ne veut pas aller. Il faut qu'il marche avec le troupeau. Truck a donc amené le troupeau de vaches vers le bull, pour les ramener, tous, vers l'enclos...

Mais au moment où Truck se penchait pour ramasser la clôture, coincée dans l'herbe, le bull en a profité pour lui servir une mise en échec digne de Zdeno Chara. BANG. Truck a ouvert sa chemise pour montrer les séquelles du coup de tête du boeuf, les ecchymoses, sa clavicule fracturée...

«Et le bull, il devient quoi?

Il a été transformé en hamburgers!»

Permettez, comme on presse du jus d'une orange, que je presse un peu de sens de cette histoire de boeuf...

Il y a le troupeau placide, qui absorbe le bull dissident. Ça, ce sont les 82% d'électeurs qui votent conservateur, dans Crowfoot. La force tranquille, imparable, du nombre.

Et il y a le boeuf rebelle. Ça, c'est ceux qui se présentent contre les conservateurs ici. Kevin Sorenson, en 2008, a devancé sa rivale néo-démocrate par 35 559 voix. L'équivalent politique d'être transformé en hamburgers, quoi.

Choisissez la métaphore qui vous plaît.