Le jour vient de tomber et le fermier Ken Eshpeter roule dans sa Smart vers le village de Daysland. Il veut me montrer le village, son petit village, au coeur de l'Alberta.

Le ciel était gris, vers 20h, quand nous sommes entrés dans Daysland. Ken, 62 ans, m'a montré le petit cinéma, acheté et retapé par une coop locale, la clinique, l'épicerie, la quincaillerie, le resto, la boucherie, l'aréna de curling, le 9 trous municipal où Ken joue au golf.

Mine de rien, je viens d'écrire un truc insolite que vous avez probablement raté.

Un fermier. Qui roule en Smart. En Alberta.

Quand on sait que l'Alberta rural est le paradis du pick-up, ce n'est pas banal. Ken est un écolo.

Ken est un gauchiste assumé dans une société de droite. Un fermier qui croit aux coops, à la solidarité. Qui croit que le collectif nous rend, tous, plus forts.

Ken, ici, est un OVNI.

***

Ken a grandi dans les Plaines. Sur une ferme. Il est devenu fermier. Son fils est en train de reprendre la ferme familiale. Ken n'aime pas ce que l'agriculture est en train de devenir.

«Le modèle industriel est en train de tuer l'agriculture. Tout est au plus gros, encore plus gros. Je ne peux plus acheter de lait, d'oeufs, à mes voisins.»

L'industrialisation, c'est la consolidation. Moins de fermes, mais des fermes plus grosses. Plus de porcs, plus de vaches, plus de poules, plus d'acres, plus d'herbicide.

Ken hait les conservateurs. En partie parce qu'ils représentent tout ce qu'il hait, dans la société: l'individualisme, le désengagement de l'État, le commerce triomphant.

«L'Alberta et l'agriculture des Prairies ont été bâties sur un modèle: la coopération. Les fermiers se mettaient en groupe, pour s'aider et mettre en marché leurs récoltes. Si les conservateurs gagnent un mandat majoritaire, c'en est fini du Wheat Board.»

Le Wheat Board, c'est la Commission canadienne du blé. Depuis plus de 75 ans, la CCB vend le blé et l'orge des agriculteurs de l'Ouest partout dans le monde. C'est un monopole, créé par le fédéral.

Ken est un fan du Wheat Board.

Un Harper majoritaire l'abolirait.

Et la majorité des voisins de Ken votent conservateur: dans Vegreville-Wainwright, Leon Benoit a gagné par 30 000 voix, en 2008.

Ken, ici, est minoritaire. Pas seulement à cause de sa Smart.

«S'unir, coopérer ensemble, ce n'est pas être un gagnant, winner, ironise Ken. Or, l'Albertain est un winner. Tu comprends, Pat? C'est nouveau, ça. Depuis les années 90, le mot coop est une insulte. Ce n'est pas winner. Regarde Donald Trump. Tout le monde veut être Donald Trump. Est-ce que Donald Trump s'unit avec son voisin? Non.»

Ken voit ses voisins fermiers qui, eux aussi, sombrent dans l'individualisme. Ken n'aime pas cette époque. Il n'aime pas ce monde où tous les winners se fichent de leur voisin...

«Dans le modèle de l'agriculture industrielle, tu n'as pas besoin de ton voisin. Ton voisin est ton ennemi! Parce qu'il faut que tu achètes ses terres, à ton voisin. Il faut du volume! Il faut que tu grossisses!»

Selon cette logique, Ken est convaincu qu'un jour, il n'y aura plus qu'un seul fermier dans toute l'Alberta. Même qu'il le connaît.

«Regarde ces terres-là, a-t-il fait, quand sa Smart a remis le cap sur sa ferme. C'est à mon voisin. Lui, il y croit, au modèle industriel agricole! C'est un winner.»

Il achète les terres de tout le monde?

«Oui. Il m'arrive de le croiser au village. Nous faisons semblant de parler.»

Vous faites «semblant», Ken?

«Oui. On parle, mais je sais qu'en fait, il tente silencieusement de deviner quand je vais mourir, pour acheter ma terre.»

Ce soir-là, juste avant de regarder le curling à la télé, Ken s'est levé pour aller cueillir The Malaise of Modernity, du philosophe Charles Taylor, dans sa bibliothèque. «Lis ça, m'a-t-il ordonné.»

«Non seulement, écrit Taylor à propos de l'Homme moderne, ne devrais-je pas adapter ma vie aux demandes du conformisme extérieur, mais je ne peux même pas trouver de modèle convenable hors de moi-même. Je ne peux le trouver qu'en moi.»

Pour Ken, ceci explique tout: les fermiers qui se désolidarisent, la planète qui étouffe, la surabondance de pick-ups sur les routes albertaines, ses voisins qui votent PC.

***

Le lendemain, avant mon départ, Ken m'a fait faire le tour de sa ferme. Il m'a montré les champs où il cultive le blé et l'orge. M'a montré sa machinerie. Comme cette énorme machine, dont j'ai oublié le nom, qui permet d'ensemencer les champs, sur une largeur de 20 mètres.

Excellent pour la productivité, non?

«Oui. Mais as-tu remarqué, Pat?»

Remarqué quoi, Ken?

«Que nous, pauvres bâtards, avec le temps qu'on gagne à être plus productifs, on ne le passe jamais à jouer au golf? As-tu remarqué qu'on le passe à travailler encore plus?»