J'ai été élevé dans l'amour du Canada. Un amour inconditionnel, gracieuseté du côté maternel de mon arbre généalogique, qui n'entendait pas à rire avec le Canada. Il faut dire que du bord de ma mère, tout le monde était anglais.

Tout le monde, sauf Roger, mon grand-père, un orphelin.

Les autres: des anglos. Mon arrière-grand-mère, Granny Bailey, une Écossaise débarquée ici au début du XXe siècle. Ma grand-mère, Veronica. Ses soeurs, Phyllis et Sybil. Les filles de Granny parlaient français comme Ed Broadbent, avec un accent à couper au sécateur. Granny, elle, le parlait comme Saku Koivu, c'est-à-dire qu'elle pouvait dire Bonchour, How are you?

C'est pourquoi je m'appelle Patrick. Ça ne pouvait pas être François ou Xavier, bref, pas un prénom «trop» francophone. Ça devait se prononcer parfaitement en anglais, question de ne pas froisser Granny, une femme au caractère difficile...

Tout ça pour dire que de ce bord-là de la famille, il n'y a jamais eu de flirt avec le nationalisme québécois, dans les années 70. Le Canada était une belle et grande chose, Trudeau un grand (et bel) homme, amen. Je me souviens que dans son condo de Toronto, Sybil avait des cuillers commémoratives du mariage de Charles et Diana!

Mon grand-père, franco pure laine, avait fait la guerre. Comme tant d'autres ex-soldats, il préférait ne pas en parler. Mais son pays, c'était le Canada.

Lévesque? Quelque chose comme l'antéchrist, pour ces filles de Bailey, je crois...

Au printemps 1980, avant le premier référendum, les fédéralistes avaient la chienne. Aucune raison, les sondages leur souriaient. Je me souviens de ma grand-mère, dans son petit appart, rue Chevalier, dans Cartierville, qui faisait boire le petit-lait de la propagande fédérale: «Si le OUI gagne, tu sais, le gouvernement va décider quel métier tu vas faire.» Et ma mère d'ajouter: «Et quelle sorte d'auto tu pourras conduire!»

J'avais 8 ans et on essayait de me mettre en garde contre la cubanisation du Québec...

J'ai donc grandi dans l'amour inconditionnel, un amour d'assiégé, de ce pays dont c'était l'anniversaire, hier. Canadien, First and foremost.

Ça, c'était l'enfance et l'adolescence. À 19 ans, je me suis retrouvé étudiant à la très bilingue et très canadienne Université d'Ottawa.

Et, bizarrement, c'est à force de fréquenter des Canadiens, sur le campus, que j'ai réalisé un truc bizarre, contraire à tout ce qu'on m'avait inculqué dans cette enfance très canadienne.

J'ai réalisé que je ne faisais pas partie de la même tribu qu'eux. Les Canadiens, je veux dire.

Je ne vous parle pas d'être nationaliste ou souverainiste. Je vous parle de culture. Je vous parle d'identité.

À 19 ans, je partageais donc la chambre 409 de la résidence Stanton avec Duane Greene, de Windsor, dans le sud de l'Ontario. Un type sublime, qui est sûrement devenu un citoyen absolument irréprochable. Sa famille, qui venait le visiter parfois, était d'une amabilité formidable.

Je partageais une chambre, mais nous ne partagions rien d'autre, culturellement. Ce n'est pas qu'une question de langue: les Franco-Manitobains, les Franco-Ontariens ou les Acadiens venaient d'une autre planète, à mes yeux.

Tenez, Duane, malgré notre proximité de colocs, restait toujours quelque chose comme un étranger. J'aurais pu avoir un Grec comme coloc, c'eût été le même exotisme, le même fossé culturel.

Mais quand je rencontrais des Québécois, bang, le contact se faisait facilement, instantanément. Une sorte de réaction tribale, une connexion viscérale qui ne se faisait pas avec mes amis de Calgary, de Toronto ou de Moncton. Entre Québécois, c'était instinctif, on se comprenait.

Malade, non?

Il a fallu que j'aille vivre au Canada pour comprendre que je ne me sens pas chez moi, hors du Québec.

C'est pourtant un pays fantastique. Je le dis sans cynisme. Ses habitants sont, s'il faut généraliser, d'une gentillesse proverbiale.

Mais encore aujourd'hui, 20 ans après être entré à l'Université d'Ottawa, je ne me sens pas tout à fait chez moi quand je le visite.

Pour La Presse, en avril, je suis allé en Alberta. Accueil formidable. Paysages à pleurer. Du bon monde.

Mais même dans le quartier le plus branché d'Edmonton, à boire un espresso qui n'a rien à envier à celui du Olimpico (meilleur café à Montréal), je me sens comme en banlieue de Pluton. Pas chez moi.

Pourtant, au Québec, que je sois à Matagami dans l'immensité nordique, à Natashquan au bout de la 138, ou dans les sidérales laideurs lavalloises, c'est clair, c'est charnel: ici, c'est chez moi. Et quand je vois le peu d'enthousiasme avec lequel la fête du Canada est célébrée, dans ma tribu, je me dis que je ne suis pas seul. Crime, la Saint-Patrick est plus célébrée, à Montréal, que le 1er juillet...

Mon arrière-grand-mère, c'est sûr, ne serait pas fière de moi. Sorry, Granny.