En entrant à La Presse mercredi, ma collègue Nathalie Petrowski m'apostrophe à propos de ma chronique du jour avec sa délicatesse légendaire: «Coudonc, c'est quoi que tu voulais dire?»

La chronique portait sur l'air du temps linguistique, dans la foulée des révélations de Francis Vailles et d'André Dubuc à propos de cadres de la Caisse de dépôt et placement incapables de parler français.

L'époque, écrivais-je, n'est plus aux batailles linguistiques. Notre rapport avec l'anglais a peut-être changé. Si le capitaine du Canadien peut, désormais, être unilingue anglophone, c'est l'époque qui le permet. Jamais ça n'aurait été pensable, en 1983, genre. Idem pour des boss anglos only à la Caisse, symbole par excellence de la prise en main des Québécois francophones des outils de développement économique...

Je t'ai trouvé mou, m'a lancé Nathalie, pour qui l'histoire de ces boss anglais à la Caisse est proprement scandaleuse.

Si chaleureusement accueilli, je me suis dirigé avec hésitation vers le poste de travail où je fais ma part pour le droit du public à l'information dans ce journal. Un autre collègue est venu me voir dans la nanoseconde où je me suis assis: «Ouain, t'a pas fessé fort, fort, ce matin...»

Bon.

Permettez que je fasse un truc que j'haïs: expliquer une chronique où j'expliquais mon point de vue sur un truc. Une bonne chronique ne devrait pas avoir besoin d'une clé IKEA dans un numéro subséquent du journal pour être bien comprise...

Moi aussi, ça m'écoeure, de voir que la Caisse de dépôt et placement, créée par Jean Lesage à l'instigation de jeunes loups comme André Marier et Jacques Parizeau, se contrefiche des dispositions de la loi 101 sur le français comme langue de travail.

Mais comme une imprimante dont la cartouche d'encre est presque vide, mon indignation est de plus en plus pâle devant le piétinement du français à Montréal et au Québec. Passe encore que des anglos nous traitent de fascistes quand on s'étonne d'être accueillis en anglais dans le centre-ville ou dans le Mile End. Mais pour chaque anglo fâché, vous trouverez 10 francos pour vous dire: «Wake up, c'est le XXIe siècle...»

Bref, peut-être que c'est l'automne qui me rentre dedans, peut-être que je suis en déficit de chemises à déchirer, mais cette histoire de cadres anglais à la Caisse me déprime cent fois plus qu'elle ne me scandalise.

Ça me déprime de voir qu'en 2011, une motion est présentée (par l'ADQ) à l'Assemblée nationale pour que les dirigeants de la Caisse corrigent la situation et d'exiger que ses dirigeants parlent... français.

Ça me déprime d'entendre la patronne de l'Office québécois de la langue française (OQLF) devoir préciser que, pour travailler dans l'administration publique, «les gens doivent parler français».

Ça me déprime de voir l'OQLF annoncer, la même semaine que cette histoire de boss anglos à la Caisse, ô symbolique hasard, qu'elle va «sensibiliser» les entreprises qui bafouent la loi 101 à l'importance de s'y conformer.

Ça me déprime de voir le Comité olympique canadien débarquer à Montréal et, comme si on était à Calgary, explain everything in English, only in English, comme l'a raconté Philippe Cantin, hier, dans le cahier Sports.

J'avais 16 ans en 1988 quand des milliers de Québécois ont marché pour dénoncer le tripotage de la Cour suprême dans la loi 101. La vigilance devant les mises en échec à la langue, c'était dans l'air du temps.

Que dis-je, c'était l'air du temps...

Ce ne l'est plus.

BIENVENUE M. CARRÈRE

C'est à ce stade de la chronique que je deviens complètement groupie et que je vous parle d'Emmanuel Carrère, de passage pour le Salon du livre.

Carrère amasse les faits, les impressions, les déclarations et il en fait des récits, racontés avec la plume du romancier. Son matériau, c'est la vie.

La mort, la maladie, dans D'autres vies que la mienne. «On voyait un bout de ciel devenir plus clair à l'est, des nuages roses au-dessus de la ville, c'était magnifique. J'étais soulagé que ce soit fini mais surtout, à ce moment, j'avais une immense affection pour elle. Je ne sais pas comment dire, cela paraît faible comme mot, affection, mais c'était plus fort et plus grand que l'amour.»

Le mal, dans L'adversaire, sur un mythomane qui tue ses parents, sa femme, ses enfants. «Qu'il ne joue pas la comédie pour les autres, j'en suis sûr, mais est-ce que le menteur qui est en lui ne la lui joue pas?»

La méchanceté, l'aventure, dans Limonov, son dernier, que j'ai lu comme on partage la banquette de train d'un homme fascinant mais qui pue affreusement de la gueule. «Tuer un homme au corps à corps, dans sa philosophie, c'est comme se faire enculer: un truc à essayer au moins une fois.»

L'amour fou, la jalousie, dans Un roman russe. «Je souris méchamment: chacun son tour.»

La vie, disais-je, c'est son matériau.

Pour la finition, il applique délicatement des zones grises...

Bienvenue à Montréal,

M. Carrère.